A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
2005-2006
Extraits
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Le deuxième jour.
Gougoui frappe à ma porte vers 7 heures (il est déjà huit heures à Ixelles-Matonge).
Ciel bleu ! Plein soleil !
Et chez toi, à Ixelles-Matonge, quel temps fait-il ? Tu m’aimes ?
On s’arrête d’abord au Quilombo (on reprend le boudin ou on le laisse dormir là-bas ?). On achète des clopes sur la route de Nassogne (des « Bond Street International », fabriquées en Suisse pour le compte de Philipp Morris Products S.A.
- Il y a trois ans, nous fumions des « Fine King Size Filter » à trois mille cinq cent francs CFA la cartouche, tu te rappelles, petite chérie ?
et vendues au Togo à deux mille huit cent francs CFA la cartouche) (moins cher !) (chez la maman que tu connais) (mais oui, rappelle-toi, la copine de Gougoui, avant Adidogomé !) (malheureusement, elle ne vend pas de dentifrice). La route est toujours à moitié coupée par un barrage de pneus devant le camp militaire. Comme d’habitude. Encore deux autres faux barrages avant d’arriver à Badja (mais on n’emmerde personne) (sauf les conducteurs de taxi-bus ?). Rien n’a changé. Ou très peu. Il y a maintenant un poste de péage sur la route de Kpalimé que nous n’avions pas « laissé » il y a trois ans. Peu après Sanguera. On ne paie rien. Pas encore. Mais si la route est, comme on le dit, en voie de « privatisation » ça va sûrement venir. Gougoui achète quelques beignets chauds (des botocoins !) à une petite revendeuse.
- Au Togo, il n’y a pas de vendeuses (sauf à Concorde et dans les autres superettes et dans les boutiques élégantes de Lomé), il y a des « revendeuses » ! Des revendeuses de légumes, des revendeuses de pagnes, des revendeuses d’œufs durs, des revendeuses de mangues et d’ananas, des revendeuses de cigarettes, des revendeuses d’escargots (ou de brochettes d’escargots), des revendeuses d’ablo ou de haricots, des revendeuses de médicaments, des revendeuses de botocoins, des revendeuses de sodabi. Dès que tu fais du commerce pour toi-même, tu es une revendeuse.
- Et les hommes, Gougoui ?
- Les hommes, ce sont des commerçants.
- Il y a bien, pourtant, des vendeurs de journaux, des vendeurs de cigarettes, des vendeurs de disques, des vendeurs de chaussures d’occasion, non ?
- Oui, mais si tu les interroges ils te diront que leur profession c’est d’être « commerçant ». Ce sont des commerçants.
- Et les vendeurs d’essence du Ghana (il y en a moins en moins sur la route de Kpalimé, le prix de l’essence a augmenté au Ghana, me dit Gougoui ), ce sont aussi des commerçants ?
- Ce ne sont pas des commerçants, ce sont des trafiquants ! Et, d’ailleurs, on les arrête quelquefois. Mais ça reprend très vite après, surtout quand la différence de prix redevient intéressante.
- Et ceux qui vendent des brochettes de mouton (à Assahoun, au bord de la route), comment les appelle-t-on ?
- Des « Musulmans ». En général, ce sont des Haoussas. Ce sont les seuls qui vendent des brochettes. Très rarement des gens du Sud.
de Bagbe-Douane. Les militaires de garde lui font de grands gestes d’amitié.
Et, deux ou trois kilomètres plus loin, nous voici au château.
Au château de Nassogne (Togo) qu’on appelle ici, curieusement, le « gîte rural de Nassogne ».
Des pneus fichés dans le sol indiquent les emplacements de parking.
Je pense au cri de guerre poussé par Mohamed, le fils de Dieudos Makwanza (celui qu’il a eu avec une Suédoise, non ?) (pas avec son Espagnole), en arrivant à Nassogne (Belgique, hic !).
- Bouffe, dormir !
Et je retrouve
- Bonne arrivée0 Papa Didier !
avec un énorme plaisir (je le partage avec toi, petite chérie !) Fo Bomboma et Yao-le-cuisinier qui se souviennent de mon nom et me demandent de tes nouvelles (ils se rappellent aussi de ton prénom), de Djuna et de Lianja. Et de Sukina. Et de Daniel aussi !
La jeune femme de Fo Bomboma habite à présent Lomé. Yao-le-cuisinier s’est encore remarié
- Avec une femme costaude ! Qui le tient bien !
après de multiples aventures (mais il en aura sûrement d’autres ?). Il s’est installé à Badja où il a maintenant un enfant.
- Un garçon. D’un an et demi.
Je rencontre aussi Kafui (ou Kafwi ?) (la « femme de confiance de Gougoui » dont me parlait Philippe Guilmin au téléphone) (et, d’ailleurs, elle me demande des nouvelles de Philippe) Son mari travaille au Gabon. Il est photographe à Libreville. Elle a deux grands enfants de vingt et vingt-trois ans. Ils habitent du côté d’Aneho, près de la frontière du Bénin. Je fais aussi la connaissance de Kossi et de Kudjo (l’homme qui est toujours de bonne humeur et qui a remplacé Susu), les deux jardiniers. On me renseigne également l’existence d’un troisième jardinier, un certain Yaovi (le petit Yao) (on l’appelle Yaovi parce qu’il fallait bien le distinguer de Yao, le cuisinier allemand, premier engagé, non ?), mais ce matin, à onze heures moins le quart (midi moins le quart
- Ça m’étonnerait que tu sois déjà (Anaaa !) réveillée !
à Ixelles-Matonge), je ne l’ai pas encore rencontré.
- Et John Agbe, douchka, le peintre ?
- Il est à présent à Assahoun. Et il commence à faire de la musique.
- De la musique ?
- Du reggae de type « ghanéen » (plutôt que jamaïcain) et un peu de high-life.
- Et de quel instrument joue-t-il ?
- D’aucun, petite chérie. Il compose et il chante. Et il enregistre ses disques avec des groupes d’accompagnateurs professionnels.
- Et Jimi Hope, le copain de Gougoui , qu’est-ce qu’il devient ?
- Il s’est installé à Lille, avec sa femme et ses enfants. Mais il revient souvent par ici. Presque tous les trois mois. Mais pas nécessairement pour donner un concert.
On a beaucoup construit à Nassogne depuis trois ans.
Une grande rotonde (en « dur »), avec un podium, pour des spectacles et des concerts à venir (et un pavillon avec deux toilettes et un lavabo pour les ivrognes à venir aussi) (producteurs et consommateurs de théâtre et de musique). Quatre bungalows (avec lit double, douche, ventilateur et WC, pas plus grands que la première chambre que nous occupions dans une maison de rendez-vous de Bogota, tu te rappelles ?) (et un système de refroidissement par courant d’air souterrain dont je n’ai pas bien compris le fonctionnement) (et de toute façon, ça ne marche pas encore !), le nord, le sud, l’est et l’ouest. Un atelier-salon de musique (un local technique où entreposer les amplis, la sono, les instruments
- Il ne me manque que la batterie !
les micros sur pied) (et où Nicole
- Je ne veux pas en entendre parler !
pourra écouter Youssou Ndour, La Callas et Thélonious Monk en paix et regarder la télévision la nuit, sans déranger les clients) (et une salle de répétitions). Deux nouveaux fours (l’ancien fonctionne toujours) (Yao-le-cuisinier y a fait cuire du pain ce matin pour le petit déjeuner).
Et le grand WC du bâtiment principal (décoré par Djuna) (assisté par Difan) est de plus en plus littéraire.
- C’est là que se trouve une des (tous les livres ne sont pas proposés aux défécateurs ordinaires) (Sami Tchak et Kangni Alem, par exemple, sont enfermés dans la chambre de Gougoui et de Nicole) (de même que « La cuisine molle pour édentés » de Jipéji et Michel Dehoux) bibliothèques du château ! Et saint Pacôme y lit son bréviaire, assis sur un privé. Et les hôtes aussi (les visiteurs sont invités à chier en lisant des bouquins d’Italo Calvin, de Yambo Ouologem, de Gabriel Garcia Marquez, de Mc Callough, de Jorge Semprun, de Williams Sassine) (le copain de Tierno Monenembo !) (de Georges Perec, de Robert Pinget, de Marek Halter, de Zadie Smith, d’Ismaïl Kadaré, d’Antonio Lobo Antunes) (et même des polars de Montalban, de Charles Williams, d’Horace Mac Coy et de Jim Thompson) (et la biographie de Loana et un gros machin signé par une certaine Sophie Thalman et qui s’intitule « ça fait quoi d’être Miss France ? ») (sans doute trouve-t-on la réponse à la fin du bouquin ?) (et un fascicule d’Ana Lucia Valente « Educaçao e diversidade cultural – Um desafio da actualidade » etc) !
- Parfait ! C’est bien ça qu’on peut appeller des lieux d’aisance, non ? Je suis sûre que Ya Nze, Achille, Alain et Françoise adoreraient. Roby et Claudine aussi.
- Et Jipéji aussi, petite chérie ?
- Tu sais bien qu’il n’aime pas la campagne, douchka. Il n’aimait pas Nassogne (Belgique), il n’aimera pas Nassogne (Togo).
- Oui, mais les « espaces culturels » et la littérature, ça le branche, non ?
- La littérature, peut-être. Mais la merde, c’est moins évident. Je ne suis pas sûre qu’il aimerait passer de longues heures dans les chiottes.
- Dis-lui quand même, de ma part, petite chérie, que lorsque le paradis est un hôtel, on peut toujours divorcer, se casser et retourner sur terre. En ville. Dans les bistrots de Lomé ou d’Ixelles-Matonge.
Le poulailler est à présent clôturé. Tout un petit village se construit autour du château.
Trois chiens, tous originaires de Lomé, achetés au bord de la route, au croisement de l’avenue des Tecks et du boulevard Gnassingbe Eyadema.
- Le boulevard qui passe devant Lomé II C’est le début de la nationale 1 qui va ensuite à Atakpamé, à Sokodé, à Kara, à Dapaong et au Burkina-Faso
Trois chiens. Pas très grands. Mais vifs. Et vigilants.
Pit, l’aîné. Apparemment sérieux. Mais dont Gougoui me rapporte qu’il a déjà enceinté toutes les filles mineures des campagnes environnantes. Et même quelques épouses légitimes. Et qu’il a fabriqué plein de petits métis
- Mi-ruraux, mi-urbains !
et qui s’est fait, apparemment, de nombreux ennemis et qu’on a dû castrer (on lui a coupé les bloms, on a mis plein d’antibiotiques et puis on a tout recousu) (on ne l’a plus vu pendant trois jours !). Et qui est devenu philosophe et débonnaire ? Mais qui sait quand même se faire respecter.
- C’est lui le plus gros, le plus grand et le plus fort ! Et le plus âgé ! C’est lui le chef ! Et c’est aussi le meilleur surveillant. Quand un arbre tombe tout au fond du parc, Pit se précipite sur les lieux et se met à aboyer, aboyer, aboyer… Et il ne s’arrêtera pas d’aboyer tant que quelqu’un ne sera pas venu voir ce qui s’est passé.
Puis vient Bull. Une jeune femelle. Petite de taille. Farouche et méfiante (elle attaque par derrière). Très belle. Altière.
Et enfin Dog. Le petit dernier. Un gamin qui doit encore grandir et se trouver un caractère. Mais ça viendra très vite.
- Et Julie, douchka ? Julie la chatte, qu’est-elle devenue ? Celle que Gougoui chantait à Paris-Montreuil (« Julie, Julie, c’est ma copine… ») ?
- Elle a disparu (trop prise sur les genoux et trop caressée par toi, Djuna et Lianja) (et Difan et Sukina ?) (et qui n’a pas supporté, après votre retour en Belgique, d’être remise à sa place de chasseuse de souris ?). Elle se prenait pour une cliente ! Sans doute s’est-elle métamorphosée en brochettes de mouton et vit-elle une nouvelle vie ? Ou s’est-elle fait prendre dans un piège à lapin (Azui !) posé par le vieux d’à côté ? Ou est-elle passée dans la machine à fabriquer des saucisses et de la viande hâchée (fixée à la grande table de la cuisine de Yao) ? De toute manière, elle continue à poser patiemment, pour l’éternité (dans les odeurs de merde…), au pied de Gougoui , dans le WC-bibliothèque ! Tu m’aimes ?
- Et les chèvres et le bouc ?
- Pas vus, petite chérie ! Peut-être mangés par le loup ?
- Et le potager, douchka, là où j’avais planté des safus ?
- Tes safus n’ont rien donné. Le potager a déménagé, il a traversé la route (Gougoui a acquis un champ en face de la propriété) (et aussi le terrain du forage) (ou du pompage ?). Je lui rendrai visite après. Rien ne presse.
Gougoui m’apprend comment il mène la guerre aux fourmis
- Et les termites, douchka ?
- Celles-là aussi, Gougoui commence à bien les connaître. Et réciproquement. Elles ne se permettent plus n’importe quoi. Gougoui sait comment les gérer !
comment il les trompe, ces fourmis-là. Comment il les oblige à oublier les chemins qu’elles se sont tracées, la nuit, sortant de terre, sur le sol ou sous les feuilles mortes.
Gougoui m’explique.
- Dès qu’on s’approche, les fourmis-gendarmes quittent les rangs de la troupe, fouillent les alentours et cherchent l’agresseur. Elles n’ont peur de rien. Ce sont des kamikazes. Elles se lancent à l’attaque et ne craignent pas la mort. C’est pour la bonne cause. Elles assurent la survie de l’espèce. Ce sont des martyrs. Elles iront au paradis. Mais pas chez moi.
Il arrive, en effet, quelquefois, à la fin de la saison des pluies, que des troupes de fourmis, affamées
- On dit qu’elles peuvent même manger une poule !
ou assoifées, montent, avec femmes et enfants (et baluchons), à l’assaut des châteaux…
Le livre d’or du château ? Le livre d’or c’est tout un mur de la bâtisse principale. Celui du grand couloir qui mène des chambres à la cuisine et /ou au salon. Qu’y écrirai-je ? Quoi dire de Nassogne ? Comment être plutôt sympathique sans paraître trop con ? Il me reste presque un mois pour réfléchir et trouver quelque chose. Tu m’aideras ?
Gougoui m’a attribué la chambre numéro quatre (notre chambre d’il y a trois ans) (c’est la mieux aérée !) (qui fût aussi celle de Daniel Derrien et de Philippe Guilmin) (et qui me permet de tout observer !). Je vide mes valises, je constate que mes caleçons ne sentent pas le boudin et je remets à Gougoui son appareil médical et les médicaments destinés à Roger (que Nicole lui envoie), le disque de Vincent, le hamac, le pagne destiné à la femme du chef canton, les journaux et les revues que j’ai piqués dans le TGV et dans l’avion. Mais plus moyen de retrouver le couteau d’Air France !
J’installe mon PC (au même endroit qu’il y a trois ans, devant la fenêtre, mais sur une nouvelle table) (les anciennes tables des chambres d’en bas sont à présent placées au salon). Et tout fonctionne.
J’ouvre un nouveau document word pour commencer à te faire rapport. Et tout fonctionne.
- Je vais t’écrire un rapport tous les jours (un B.I. comme on disait à Kinshasa)… Et, rassure-toi, petite chérie, je ne te ferai pas (un peu quand même… mais pas trop…) de prise de tête, je t’écrirai une bluette ridiculement romantique, hic ! et sentimentale, ça te va ? Tu m’aimes ?
Et mon réveil Jupiler fonctionne aussi. Et je le règle à l’heure de Lomé.
Les mots viennent. Pas de bruits. Des oiseaux chantent. Toute une sonothèque d’oiseaux dont j’ai oublié
- Sont-ce les oiseaux-gendarmes, les oiseaux-25-kilos et les oiseaux-ah-bon-ça-va dont nous parlait Roger Atikpati il y a trois ans ?
les noms et les prénoms. Tandis que d’autres volatiles, blancs à bec jaune, ne chantent pas mais arpentent la pelouse de paspalum (des pique-bœufs ?) (qu’est-ce qu’ils piquent quand il n’y a pas de bœufs ?). Les papillons volent et le gazon pousse (en silence, avec persévérance et discrétion). Pas de clients aujourd’hui, à cette heure-ci. J’ai le temps d’apprivoiser les lieux pendant que Gougoui fait une petite sieste.
Pas de coups de sonnette. Pas non plus de coups de téléphone à donner ou à recevoir. Pas de courrier à ouvrir ou à écrire. Pas de mails ou de factures à gérer. Beaucoup de temps libre dans ma tête. Tout baigne. Le Soir de chaque jour ne tombe plus dans ma boîte aux lettres. Je n’ai plus de boîte aux lettres. Et ça ne me manque pas.
- Tu n’oublieras quand même pas de me les garder, petite chérie, je les lirai tous à mon retour sur terre !
Et toi, tu me manques ? Pas encore…
Ah ! Un bruit de moteur… C’est un camion qui passe sur la route de Todomé, ahane, grogne… Puis reprend son souffle mais ne s’arrête pas et poursuit son chemin … Un camion jaune… Et qui passera encore plusieurs fois dans la journée… Un camion qui bosse, sans doute, pour la ferme Ayobele.
- Ayodele !
Et qui travaille à la tâche ou au trajet ? Ou du lever du jour à la tombée de la nuit ?
Mais… à quand l’embrouille ?
Sans embrouille, pas de roman ? Et pas de reportage ?
Vais-je être très ennuyeux ?
Cherchons l’embrouille ? Cherchons l’embrouille ! Mais où, comment la trouver ?
Et que s’amènent des clients ! Et que je me les crique et que je me les craque et que je me les croque !
Roger est venu
- Je l’ai salué de ta part mais j’ai complètement oublié, petite chérie, de lui demander comment va John le flûtiste ! Tu aurais aimé avoir de ses nouvelles, non ?
chercher ses médicaments (Roger, identique à lui-même et qui, déjà, répare une machine à projeter du crépi sur les murs) et j’ai rencontré Yaovi (le troisième jardinier)
- C’est qu’il en faut des jardiniers pour entretenir le paradis !
et Mawussi (à qui je demande d’écrire son nom sur une de mes fiches) (mais je ne voudrais surtout pas qu’elle s’imagine que je la drague) (oyebi ngai !) (et dont je ne sais pas encore quel est le grade et la fonction) (je poserai la question à Gougoui tout à l’heure).
Quatorze heures quinze, on termine de manger. Sous la rotonde.
Une entrée : salade de chou et de betteraves.
Un plat : du coq avec du djinkoumé (de petites boules de fufu comme on dirait chez nous) (mais un fufu de maïs torréfié qu’on prépare avec de l’huile rouge) (de la « mafuta ya mbila », de l’huile de palme, quoi !) (et de la sauce tomate) (c’est le mets préféré des féticheurs, me dit Gougoui) (lesquels se qualifient parfois eux-mêmes de « charlatans » !) (et ce mot, il faut bien le savoir, n’a absolument rien de péjoratif) (ils en exigent
- Pour les esprits !
de tous leurs clients), une sauce, évidemment, et du piment.
Un dessert : de la papaye avec du citron pressé (pressé par quoi ? par un presse-citron que Moura a ramené du Mexique)
Et je dois faire régime ? Espérons que le soleil et le paludisme (la malaria si tu préfères, restons Congolais !) me feront maigrir !
Je pose quand même la question à Gougoui .
- C’est quoi, ton régime, Gougoui ?
- Pas difficile ! Il suffit de moins manger… et d’ accepter d’être réveillé par la faim vers cinq heures du matin.
Est-ce tenable ?
Ana m’interpelle.
- Tu n’as pas oublié de demander à Gougoui quels sont les grade et fonction de Mawussi (dont tu ne voudrais pas qu’elle s’imagine que tu la dragues) ?
- Non, je n’ai pas oublié, petite chérie. Mawussi est assistante généraliste. Elle assiste Kafui, elle assiste Fo Bomboma, elle assiste Yao-le-cuisinier. Tu m’aimes ?
Une petite sieste.
- Bouffe, dormir !
Il y a maintenant, dans chaque chambre, un ventilateur à pales (avec accent circonflexe ou non ?) (dans le doute, je préfère m’abstenir) accroché au plafond. Comme à Gibraltar. Comme à Dehli. Comme à Calcuta. Comme à Recife. Comme à Lima. Comme à Lagos (chez Kankwenda Mbaya et Iyofe Isasi). Waow ! Comme dans différents endroits du monde où j’ai eu du plaisir à dormir à poil. Avec ou sans toi.
Je commence déjà (bien que je sache que l’heure n’est pas venue) à attendre ton coup de téléphone (comment vont Hortense, Nadine, Eric, Djuna et Lianja ?) (et tous nos kokos ?) (comment se porte la maman d’Alice ?) (tu m’aimes ?) (Kabeya a-t-il eu le temps de « préparer » quelque chose à manger entre deux réunions de travail ?) (demain, c’est scrabble chez Alain et Françoise ?) (avec Marie-José ?) (avec Rachel ?) (qui battra qui ?).
Gougoui va me prêter la puce de son portable de réserve. Je t’en communiquerai le numéro et, ainsi, tu pourras m’appeler directement (comme si tu téléphonais à Kako en dehors de la présence de Kusma !)
Et je n’aurai rien à te dire parce que j’aurai déjà tout écrit et que, comme tous les sourds, je déteste me répéter.
Seize heures. Un orage gronde. Des coups de vent. Une pluie s’annonce, volcanique et rafraîchissante (pas comme les pluies d’Ixelles-Matonge !). Mal nourri ou mal traité par les siens, un serpent sort de son champ, enfle, gonfle et obscurcit tout le ciel.
Je crois que je vais devoir débrancher mon PC et m’installer sur la terrasse. Les moustiques partent-ils en chasse plus tôt lorsque le ciel est couvert de gros nuages sombres ?
Bon, c’est raté, les nuages ont glissé, le bruit du tonnerre s’est éloigné. L’orage s’est installé sur d’autres collines. Plus loin. Au Ghana, peut-être. Et, ici, à Nassogne, il n’a même pas plu. Pas une goutte. Rien. Mais le décor est planté et j’espère bien que tu râles sec en lisant ça. C’est, me dit Gougoui, la fin de la petite saison des pluies et ensuite viendra l’harmattan (les arbres vont perdre leurs feuilles, le paspalum va jaunir)… Mais, entre-temps, je serai revenu à Ixelles-Matonge dans notre grenier, sous notre couette ? Combien de degrés fera-t-il en dessous de zéro ?
Je me promène dans le parc. La même mouche
- Peut-être devrais-tu changer de T-shirt, douchka ?
qu’il y a trois ans m’accompagne.
Je vois Yaovi qui tient plusieurs chèvres
- Donc, il y a toujours des chèvres, douchka ?
- Il y en a trois, petite chérie. Les autres ont été mangées. De l’ancienne équipe, il reste seulement la copine de Djuna (celle qu’il taquinait tout le temps, il y a trois ans) et deux petits à elle, un mâle et une femelle. Mais le mâle n’a encore rien produit. Ce bouc est paresseux, me dit Gougoui !
en laisse et les conduit vers l’enclos
- On les met encore au piquet ?
- On est bien obligé, petite chérie ! Sinon elles mangeraient toutes les fleurs de Nicole !
Je me réfugie sur la terrasse.
Je m’assied à la place que j’occupais habituellement il y a trois ans (celle qui me permet de tendre la meilleur oreille) (mais le fauteuil n’est peut-être plus le même ?). Là où Papa Engulu a bu un (ou plusieurs ?) verre(s ?) de vin français avec Gougoui . Après s’être enquis de tout et avoir tout vu et tout entendu et tout visité : la bâtisse principale construite en pierre rouge stabilisée, la cuisine à l’intérieur et la cuisine en plein air (une paillote sous laquelle se trouvent le grill et une gigantesque cuisinière à charbon à « deux becs ») (un bain-marie, m’explique Gougoui, pour garder les plats au chaud pendant toute la journée lorsqu’il y a une fête avec beaucoup de monde), les six chambres d’en bas et les trois chambres d’en haut (dont la « suite »), le salon, les tableaux de John Agbe
- Recto-verso, mais pas tous.
- Quoi ça ?
- John Agbe continue à peindre ses tableaux recto-verso (mais pas tous), petite chérie. Et, comme ça, ses clients sont vachement contents, ils ont deux tableaux pour le prix d’un.
de Jimi Hope et d’Assou Kossi (alias Modesto) (et les sculptures aussi de Modesto qui montent la garde le long des grandes allées) (des chevaliers tombés de leur monture et rouillés dans leur armure !) (des scories de moines apostats rôtis en enfer !) (et qui doivent probablement terroriser tous les vaudous des environs), la salle à manger, le site wwW.Com
- Une idée de Gougoui Kangni ! Une réalisation de John Agbe !
la rotonde, la grande paillote (pour les clients) et la petite paillote (qui sert de poste de contrôle à Gougoui ), les quatre bungalows, l’ « espace privé » (sur lequel donne la porte de secours de la chambre de Gougoui et de Nicole !) (leur permettant de ne pas se retrouver piégé à l’intérieur et de devoir, lui, baiser la main de mémères parfumées et, elle, faire la conversation à des pépères endimanchés) (et par lequel on doit passer pour avoir accès à l’atelier-salon de musique, hic !), les jardins fleuris, la tonnelle, le grand trou dans lequel le rêve de piscine de rêve sera un jour (ata ndele !) réalisé, les pelouses de paspalum (comme à Kinshasa !), le potager, les arbres fruitiers, le frigo à gaz, les ventilateurs, les groupes électrogènes qui fonctionnent, l’un au diesel (le grand), l’autre à l’essence (le petit).
- Ainsi donc, Gougoui, le grand groupe chinois que Christine Iyofe t’avait ramené de Lagos fonctionne toujours ?
- Oui, mais il s’est cassé la gueule et il est en cours de réparation. Kluvi, le veilleur de nuit, l’avait mis en route mais en oubliant d’enlever la manivelle si bien qu’on ne pouvait plus avoir accès à l’interrupteur et arrêter le moteur. Le groupe s’est mis à vibrer et a fini par tomber du chariot où il était placé (un chariot sur lequel, pourtant, figurait l’inscription « God is Wonderfull »). Et le système de ventilation a été complètement bousillé. Et pas mal d’autres pièces aussi.
- Et comment tu as fait alors ?
- C’était la galère ! Pour dépanner, j’ai été obligé d’acheter un autre groupe, plus petit (qui n’est pas assez puissant pour faire monter l’eau du forage). C’est un groupe à essence qui vient aussi du Nigeria.
les panneaux solaires, les fours, le fumoir, les parkings (celui qui se situe à l’entrée, près de la barrière, et ceux qui se trouvent au pied même de la bâtisse principale)
- Sans voiture, il est difficile de se rendre au paradis. On ne va pas aisément au ciel en zémidjan !
le forage, le château d’eau (et le débarras qui se trouve en-dessous)
- Et même le petit portail blanc, à moitié caché par la végétation (les bougainvilliers qui ont été plantés sur l’ancienne cacaterie du vieux d’à côté) (c’est là qu’ils poussent le mieux !) (ils sont absolument resplendissants !), situé tout en bas du parc, près de la maison du vieux, Papa Engulu l’a vu aussi ?
- Sans doute, petite chérie. Rien ne lui échappe à cet homme-là ! C’est un ancien « homme de terrain » (il a quand même été gouverneur de province dès l’âge de vingt-deux ans, non ? et, plus tard, il a terminé sa carrière de « territorial » comme grand patron de toute l’Administration du Territoire du Congo-Zaïre…), non ? Et il s’intéresse à tout ! Surtout à ce qui relève de la technologie rurale.
les deux petites maisons du haut (des maisonnettes en « dur », d’une seule pièce) où logent certains membres du « personnel »
- A savoir Fo Bomboma (quand il n’occupe pas la chambre numéro six) et Yaovi. Mais, pour l’instant, il y a des gens là-bas (une demi-sœur de Yaovi) (disti !) (qui travaille comme apprentie chez un tailleur de Badja) (disti !) (et que Yaovi, parfois, héberge… dans un esprit de solidarité familiale) (disti !) et je n’y suis pas encore allé, je ne veux pas déranger.
- Ça doit te démanger, douchka ?
- Chaque chose en son temps, petite chérie. Pour l’instant je remets les pièces sur l’échiquier. On jouera plus tard.
la case en banco (à présent inoccupée, là où Kodjo passait de longues, longues, longues siestes
- Je te sens venir… Tu veux bien te taire, bandecon !
à faire la « chose » avec la « parente pauvre » d’un placardisé (dont elle cultivait le champ) jusqu’au jour où le gagaragassou
- Tais-toi donc ! Ce ne sont pas des choses qu’on raconte devant nos Vieux ! Pas devant Papa Engulu !
de l’homme « qui est toujours de bonne humeur » est tombé en panne et n’a plus voulu se relever
- J’t’avais dit de te taire, non ?
pour cause de surchauffe du moteur et même qu’il n’a pas trouvé ça drôle et même que ça l’a rendu dingue, dingue, dingue, dingue, dingue et même que ça lui a complètement changé le caractère et même qu’il est devenu très fâché et même que ça gueulait dans tous les sens et même que Kudjo a accusé Yaovi de lui avoir fait des fétiches et même qu’il a menacé de tuer tout le monde et même qu’il s’est déboutonné
- Patron, comment voulez-vous que je travaille si je ne bande plus ?
devant Gougoui et même qu’il a décidé, sur le champ, de déménager et même qu’il s’est installé à Badja chez sa grand-mère ou chez sa tante), l’enclos des chèvres, des canards et des poules (avec une mare pour les canards et des abris pour tous les autres condamnés à mort en sursis), etc.
Je me suis donc assis sur la terrasse.
Les mouches n’aiment pas la terrasse. Et, ce soir, les moustiques m’aimeront-ils autant que les mouches ? Moins bruyamment mais avec plus de perfidie ?
Fin du mois. Jour de paie. Chacun passe, signe et touche.
La grande ourse est toujours au même endroit. Dans la direction de Lomé. Elle ne prend pas plus de place qu’avant. Elle n’a pas non plus changé de taille. Elle n’a pas continué à grandir… Les étoiles sont comme des hélicoptères, non ? Elles peuvent faire du surplace, en vol stationnaire, pendant plus de trois ans, non ?...
Gougoui et moi, on s’installe, lui sur sa chaise longue et moi dans mon fauteuil, et on cause. On parle de
Kangni Alem (Gougoui a beaucoup aimé
- Il utilise le français de Paris (celui des gens de tous les jours, pas celui de Neuilly) mais avec des expressions et des situations d’ici, dans lesquelles chacun peut se reconnaître. Il ne copie pas le Yovo. C’est ça ce que j’aime particulièrement chez lui.
- Vous allez sûrement vous rencontrer. Un jour ou l’autre. D’ailleurs Ana lui a déjà parlé de toi. Et vous avez certainement des relations communes : Jipéji, Achille Ngoye, Alain Brezault, Françoise De Moor, Nago Seck peut-être…Et, surtout, Credo Tetteh, le directeur de la revue Kyrielle…celui dont tu m’as déjà parlé…celui qui t’a interviewé et a fait paraître un article sur toi dans un numéro de sa revue … Kangni Alem avait reçu un exemplaire de la revue à Bamako… au festival « Etonnants Voyageurs »… et il l’avait remis à Jipéji…qui nous l’avait ensuite passé… en nous demandant d’en faire des photocopies…
le « Cola Cola Jazz » que tu lui a fait parvenir). Je lui dis combien Kangni Alem ressemble (sa stature, sa grande gueule, son humour féroce et dévastateur, sa méfiance mâtinée de tendresse) à un de nos anciens (il est mort, le con !) potes de Kinshasa, Sombo Dibele Awanan. On parle aussi de quelques petits (ou grands ?) problèmes de gestion
- Gougoui et Antoinette (la tata de Teresia) ont des points de ressemblance, petite chérie. Ils agissent lentement, prudemment, certainement. Ils sont attentifs à tous les détails. Ils ont l’œil à tout. Rien ne leur échappe. Tout est sous contrôle. Ils gèrent. Par petites touches. Sans rien forcer. Avec opiniâtreté (une obstination courtoise et une patience audacieuse). Et ils atteignent leurs résultats.
hôtelière : la deuxième voiture
- Une seule voiture, c’est un peu court, petite chérie. Surtout quand on est tributaire de Lomé (pour certains approvisionnements) et du Quilombo (pour les congélateurs). Et lorsqu’on doit parfois demander à Gabriel de conduire des clients à Aneho, à Togoville, au Mont Agou, à Kpalimé, à Atakpamé, à Kara, à Kanté ou à Dapaong.
dont il faudrait changer le moteur (peut-être pourrais-je contribuer, pour une petite part compte tenu de la modicité de mes revenus de placardisé, eh !, à l’achat de l’estomac, des intestins… ou du gagaragassou… d’un moteur d’occasion, non ? ce serait ma façon de participer aux frais, non ?), le raccordement au réseau électrique de l’Etat
- Ce serait intéressant pour les congélateurs. Ne pas devoir tout entreposer au Quilombo. Actuellement, c’est toujours la galère !
et le devis (les poteaux, les câbles, la main d’œuvre) qui vient d’être proposé à Gougoui par les agents de la compagnie (mais à des prix prohibitifs !) (Gougoui est très énervé) (mais se contient) On parle aussi de la clientèle. On parle aussi des Yovos.
- Gougoui , raconte-moi (comme dirait l’autre), à quoi les Yovos s’occupent-ils quand ils passent un mois à Nassogne ?
- Il y a de tout. Certains restent sur place, prennent des photos, dessinent, lisent sous une paillote (il y en a même qui écrivent des bouquins, non ?), vont à Badja ou se promènent à pied dans les campagnes (jusqu’à Todomé ou d’autres villages des environs) (Ambly, Grune, Harsin) (certains poussent jusqu’à Mochamps, Bande ou le Fourneau Saint-Michel) (et même jusqu’à Saint-Hubert pour y boire une Faysanne au café Le Rimbaud, avec Kinvi, Jamal et Mohamed). D’autres font du yoga (Mariki) ou du jogging (Daniel). D’autres (et ce sont parfois les mêmes) font du tourisme (visitent le marché des fétiches, vont à Aneho, à Togoville, au Mont Agou, à Kpalimé, à Sokodé, à Kara).
- Et Daniel, lui ?
- Daniel, tu le connais bien. Il est, bien sûr, allé à Lomé, renouer des contacts ou se faire de nouvelles relations (à l’ambassade de France et au centre culturel français) et les entretenir ensuite. Il s’est mis aussi en quête de bricoles (du brol et du vlek, dirait Ana ?) pour sa boutique (d’attrape-couillons, dirait Ana ?) de Saint-Malo.
- Et Philippe ?
- Philippe est allé jusque dans les villages et il a commencé une collection de catapultes.
- Catapultes ?
- Ce serait plus exact d’appeler ça des frondes ou des lance-pierres à élastique, etc… mais Philippe préfère dire des catapultes.
- On dira donc des catapultes !
- Et Philippe a beaucoup voyagé. Dans tout le Togo. Avec Gabriel. C’est le seul à être allé jusqu’à Dapaong. Je l’ai aussi, à sa demande, introduit à la cour de la reine blanche de Kopé…
- Et Moura et Jacquie ?
- Elles, ce sont les boutiques et les marchés, évidemment. La piscine du Sarakawa (la plus grande piscine de toute l’Afrique de l’Ouest !) et la plage du Ramatou (polluée par les phosphates et le pétrole) (où les « amoureuses de bords de mer » se croient obligées de venir faire trempette, bronzer et se faire draguer) (et aussi de venir boire et manger sous les paillotes) (dévorées par les regards curieux et courroucés de dizaines d’oiseaux tisserins). Et un voyage de dix jours dans la Région Centrale (Blitta, Sokodé, Bassar) (la région centrale commence après Atakpamé !) et le nord (Kara, Kanté mais elles ne sont pas allées jusqu’à Mango et Dapaong)… Avec Gabriel évidemment.
Dog saute sur ses deux aînés, Pit et Bull. Il les boucule, les renverse, les prend à la gorge et leur mordille les oreilles et la gueule. Il se pourrait même qu’il leur manque de respect, non ? Dog est un gamin jouette ou un futur macho ? J’offre trois arachides sucrées à chacun des chiens (il paraît que Daniel leur refilait
- Mais il n’y avait que Pit à l’époque ! Bull et Dog sont venus après !
du cantal, le soir, en buvant sa bière sur la terrasse) (foutu corrupteur !). Plus une dernière
- Et après c’est fini ! Compris ?
encore. Gougoui triture et tripote et torture et torsionne dans tous les sens les boutons du poste, oriente l’antenne et cherche à capter une radio
- Une radio qui cogne !
- Laquelle ?
- Nana FM.
qui doit faire passer une pub sur « le gîte rural de Nassogne ». Ce soir même. Vers 19 heure quinze. Et ça passe, ça passe, ça passe très bien.