lundi 26 avril 2010

A Nassogne - Le dix-huitième jour

Didier de Lannoy
A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
avec des personnages réels, se passant en un lieu précis, à une époque déterminée
2005-2006
Extraits

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Le dix-huitième jour


Debout à cinq heures et quart (j’ai arrêté de travailler hier soir aux environs d’onze heures trente) (et toutes ces heures, méticuleusement relevées, me sont offertes par ?... Jupiler !) (j’ai une de ces gueules !).

Le slip (celui qui, sans doute, m’avait blessé) (et que j’ai lavé hier matin) et le gant de toilette (dont je m’étais servi, pour la dernière fois, plusieurs jours avant) sont tous les deux parfaitement secs.

Pipi (le caca peut attendre !). Shampooing. Douche. Plus d’autre slip à laver depuis que j’ai décidé

- Mobudiééé !

de ne plus en porter. Je commence à travailler sur mon ordinateur à six heures moins vingt.

Mes mycoses, qui n’en sont pas, te saluent bien. Elles se portent de mieux en mieux. Mes bloms aussi.

Et toi, ta remise de prix littéraire, ça s’est passé hier, non ? Et comment ça s’est déroulé ? Tu ne t’es pas trop fait chier ?

Vincent Kalimassi était là ? Et Sami Tchak, et Kangni Alem aussi ?

Et Alain Mabanckou ? Ils sont tous venus ?

Et, après le tralala, vous êtes allés boire un verre où ça ? Chez Vieux Henri ? Au Tournant ?

Six heures et quart. Plusieurs coups de klaxon. A la barrière ? Il y a quelqu’un pour ouvrir (Kossi a dû partir se reposer) ?

Je regarde par la fenêtre et ne vois aucune voiture se parquer devant la bâtisse principale.

Je vais dire bonjour à Kafui, à Yao-le-cusinier et à Fo Bomboma.

- Il n’y a pas eu de coups de klaxon tout à l’heure ?

- Ce n’était pas ici. C’était plus loin.

Si Ana me téléphonait (mais j’ai eu ma dose avant-hier et ce ne sera pas avant un ou deux jours) je subirais peut-être un interrogatoire serré. Imaginons ça !

- Et la visite au chef canton, douchka ? Gougoui et toi, vous aviez prévu d’aller le saluer la semaine dernière, non ? Vous voux étiez annoncés, non ?

- Gougoui ne m’en parle plus… Mais je ne le force pas… Oyebi ngai…

- Et le potager, de l’autre côté de la route, tu es allé le saluer ?

- Pas encore. Pas le temps. Trop pris. Tu m’aimes ?

- Et la station de pompage et le champ de Kossi non plus, j’imagine. Qu’est-ce que tu fais donc de tes journées, douchka ?

- Tu me traques ou quoi ? Sais-tu (j’ai lu ça hier dans Motion d’Information) que trop de stress tue le sexe.

- Très bien. Comme ça tu ne feras pas de bêtises, bandecon.

Yaovi (une catapulte dépassant de la poche arrière de son pantalon) continue de couper l’herbe devant la terrasse. Il esquisse un pas de danse et lance sa machette en l’air. Comme une majorette. Kudjo est toujours occupé à tailler des haies. Kossi se repose.

Bull essaie de mettre son cul à l’abri sous une chaise à bascule. Dog l’importune. Elle gronde. Et Pit, le chef de la meute, vient voir ce qui se passe, renifle les odeurs de l’une et de l’autre, puis va se s’étendre et philosophe.

A un certain âge, les chiens ne ronronnent plus, ils philosophent ?

Gougoui, son neveu d’Allemagne (le demi-frère d’Ekoé), a essayé de lui téléphoner plusieurs fois hier soir

- Tu n’as pas entendu ? Ça ne t’a pas dérangé ?

- Tu sais bien que je suis sourd, non ? Surtout quand ça m’arrange, d’accord ! Mais en réalité aussi ! Ana peut te le confirmer !

Sept fois. Avant

- Il doit y avoir des problèmes avec les communications internationales

de finalement l’atteindre. Une histoire de vieille bagnole d’il y a quinze ans, venant d’Allemagne, qui doit normalement arriver aujourd’hui et être débarquée au port autonome de Lomé. Et le concours de l’oncle est sollicité par le neveu. Que Gougoui aide la belle-mère du gars à vendre la voiture sous douane… Ou à effectuer des formalités de dédouanement… Ou quelque chose comme ça.

Fo Bomboma est allé chercher du chou et des clous. A vélo. Tout le monde le connaît à Badja (et dans les environs) et il connaît tout le monde. Aujourd’hui, Fo Bomboma va se remettre à peindre le plafond (et cette fois-ci, plus en bleu, en blanc !) de l’atelier-salon de musique qui doit être achevé pour l’arrivée de Nicole

- Je ne veux pas en entendre parler !

et ensuite il chaulera tous les murs. Mawussi prend son service et vient me saluer dans ma chambre-bureau (dont la porte est toujours ouverte, je te le rappelle !). En jeans. Et ça met son joli petit cul en valeur. Je ne sais pas ce que je lui dis (Fo. B ne vient pas à mon secours) (et je ne pense même pas à faire savoir à Mawussi que Papa Didier ne porte pas de slip sous son pantalon wax) mais ça la fait rire.

Gougoui fait le tour de la propriété. Avec son bâton. Accompagné (suivi et précédé) par la meute.

- Pourquoi les chiens doivent-ils toujours accompagner le Maître ? Le Maître ne peut-il donc jamais se promener tout seul ?

Gougoui me ramène un escargot de terre

- Un jeune (six centimètres à peine), encore imprudent !

qui était sorti de son trou et se promenait du côté de la paillote-loge du gardien. Pas farouche. Sortant la tête et déployant ses antennes. Pas intimidé. S’intéressant à tout. Mais ne sachant pas encore que Yaovi l’attend.

La femme du « commissaire » vient remercier Gougoui pour les citrons. En camionnette. Avec le chauffeur,

Plusieurs coups de téléphone. Et voilà que Gougoui

- C’est la galère !

se retrouve bien obligé de monter (ou de descendre ?) à Lomé

- Descendre et monter, ce sont des termes qu’on n’utilise pas ici. On dit simplement, « je vais à Lomé ».

pour y payer une « rawette » d’impôts (ça, c’est du wallon mais Alain prétend qu’on dit ça aussi chez lui, en Aquitaine, du côté d’Agen et, surtout, de La Magistère) (à Lomé, cette expression est complètement inconnue) et voir aussi

- J’aurais voulu faire une petite pause aujourd’hui… Mais, là, je suis bien obligé… C’est la galère, quoi !

son garagiste. S’il a finalement trouvé un autre moteur... Et si on peut arranger quelque chose...

Pas beaucoup dormi cette nuit. Il faudrait, après avoir déjeuner, que je me repose un peu… que je me ménage un peu... Sinon les bougies et le filtre à l’huile de ma machine à balancer des vannes et à fabriquer des sarcasmes vont s’encrasser. Je vais devenir trop sérieux et le moteur finira par caller.

- Bouffe, dormir !

Dans Golfe Info, on annonce le décès de « Maître Pousser-Pousser », instituteur au placard, à Dapaong (survenu l’âge de soixante-dix ans). Et aussi celui de « Vieux Jeune », maître maçon placardisé, doyen d’âge de sa collectivité (survenu à l’âge de quatre-vingt onze ans).

- Mes très sincères condoléances ! Aux familles ! Et aux veuves aussi (s’il en reste…) (Gaëtan Noussouglo me dira, plus tard, que beaucoup d’épouses quittent leur mari avec les enfants lorsque celui-ci est mis au placard…) (gare à moi !).

Eh oui, les temps sont durs pour les placardisés. Mais je constate que mes deux collègues fraîchement décédés sont quand même (un peu, pour ce qui est de « Maître Pousser-Pousser ») (et beaucoup, dans le cas de « Vieux Jeune ») plus âgés que moi. Me voilà donc presque rassuré.

Et puis je les trouve plutôt sympathiques, ces gars-là. Ils portaient de chouettes sobriquets (qu’ils avaient sûrement mérités de leur vivant) (mais, malheureusement, je ne connaîtrai jamais leur histoire). C’étaient des gens actifs, ils bougeaient. Ils ont, sans doute, « bougé » toute leur vie. Et quand ils sont morts, ils ont été, tous les deux, « rappelés au Père Céleste » ils ne se sont pas « endormis dans le Seigneur ». C’est tout dire.

Et quoi d’autre encore, pourrais-tu me demander de te lire, dans les différents journaux que Gougoui m’a ramené hier ?

- Tu veux du porno, petite chérie ?

- Oui !

Cette semaine, dans Liberté Hebdo (sous la signature de Fo. B, évidemment) Noura conseille à Naka, se plaignant « depuis un certain temps d’affreuses douleurs au dos », de recourir aux services d’un jeune kiné, dénommé Max : « il a des mains basalmiques et assure même à domicile » (les mains basalmiques, j’ignore ce que c’est mais ça me plaît énormément). Naka opte pour le traitement à domicile : « J’éviterai ainsi le calvaire des secousses des zémidjans »… Le reste, je te le laisse deviner !

- Tu veux des relations Nord-Sud, petite chérie ?

- Ouii !

Tingo Tingo s’en prend à un « homme d’affaires » ou à un « expert » (sans doute un Français) (sans doute un ancien « ami de Mitterrand » devenu à présent « ami de Chirac ») (et qui sera bientôt le copain de Villepin, de Sarkozy ou de Ségolène Royal) qu’il qualifie de « vautour au Port autonome de Lomé » : l’histoire de cet homme-là, écrit la rédaction de l’hebdo, « c’est l’histoire d’un chauffeur de Zem qui fait croire que la moto qu’il pilote lui appartient. Lorsque son patron s’aperçoit que ce chauffeur conduit mal, qu’il n’entretient pas sa moto et qu’il ne reverse pas toutes les courses de la journée, il cherche à virer le conducteur indélicat ; c’est alors qu’il s’aperçoit que le conducteur du Zem a fait du faux papier en son nom et qu’il prétend garder la moto en déclarant qu’il dispose de protections au plus haut niveau ».

- Tu veux du sordide, petite chérie ?

- Ouiii !

Dans La Dépêche, un certain E. D. signe une information sur un « crime crapuleux » qui s’est passé non loin de l’hôtel Carnaval près du cimetière d’Adéwi. La victime, âgée de 45 ans et menuisier machiniste de son état, s’était rendue chez sa fille aux environs de vingt heures. L’homme avait ensuite fait la tournée des revendeuses de sodabi du quartier et s’apprêtait à rentrer à la maison lorsqu’il s’est fait intercepter par des malfaiteurs. L’homme a, dit-on, d’abord été poignardé. On lui a ensuite enlevé le cœur, le gagaragassou et la rotule. Et « pour masquer leur crime, les malfaiteurs ont déposé sur les rails le reste du corps qui a été broyé par le train ».

Qui sont les auteurs de ce crime ? « Selon des sources bien informées, les forces de sécurité ont interpellé quatre individus parmi lesquels se trouve un El Hadj d’origine nigérienne ».

Quels en sont les motifs ? « Tout porte à croire que cet assassinat trouve sa source dans les pratiques sataniques qui consistent à multiplier de l’argent à partir des organes humains ».

Comment ont réagi les habitants du quartier ? « Les jeunes du quartier d’Adewi ont voulu en découdre avec les Nigériens résidant dans le quartier. Ils ont même déversé leur colère en brûlant une maison, occasionnant des dégâts ».

Et les agents de l’ordre ? Sont-ils intervenus ? « Pour l’heure, les forces de sécurité ont été déployées dans le quartier pour sécuriser les étrangers ».

A part ça, rien de vraiment neuf.

Kafui est de garde à l’entrée. Il y a eu beaucoup de monde aujourd’hui sur la route de Todomé. Des gens qui vont au (ou viennent du) marché de Noépé.

Je demande à Kafui si elle a pensé à « envoyer » quelqu’un pour les ceintures de perles de Gina. Elle me dit que oui. Et qu’elle a contacté une femme de Lomé qui viendra jusqu’ici montrer les différents modèles dont elle dispose.

- Elle va venir ce week-end, je crois.

A son tour Kafui me pose des questions sur Nassogne (Belgique). Décidément, ce sujet intéresse beaucoup de monde à Nassogne (Togo).

- Nassogne, en Belgique, ça existe encore ?

- Le village, oui. Mais la baraque familiale a été vendue. Il y a tout juste un an, jour pour jour. Ou presque. Et Ana et les enfants et mes petits-enfants en ont tous été très affectés.

Le pique-bœuf qui a perdu son bœuf s’est installé à l’ombre, en dessous de l’acacia. Là même où, tout à l’heure, Yaovi coupait le paspalum.

Dix-sept heures quinze. Gougoui n’est toujours pas rentré de Lomé. Il est parti tard, mais quand même… Je vais dans ma chambre-bureau voir s’il n’a pas laissé un message en absence sur le vieux portable de Vieux Stany que j’ai mis à la charge au pied de mon lit …

Je sens que tu commences à t’énerver…

- Tu ne vas pas recommencer, bandecon !

- Bon, d’accord, petite chérie, j’arrête tout de suite de m’inquiéter… Tu m’aimes quand même ?

Je passe par le petit couloir. Plus direct. Et je tombe sur Mawussi qui somnole sur l’escalier menant au premier étage. Jambes écartées. Sur trois marches. Dans une position assise-couchée qui doit être plutôt inconfortable. Et qui doit lui faire « mal aux reins », non ? Sans doute fait-il plus frais là qu’ailleurs. Et ne pensait-elle pas que je pouvais la surprendre alors qu’elle se trouvait dans cette position bizarre…

Dix-sept heures quarante. Subitement les chiens se mettent à courir. Vers l’arrière. Vers l’« espace privé » où Gougoui, habituellement, gare sa voiture.

- C’est plus facile pour décharger le coffre. Et à cet endroit-là, la voiture est toujours à l’ombre.

Les chiens sont contents. Le patron est de retour. Et moi, je suis soulagé... Je demande à Gougoui comment ça s’est passé.

- Pas d’embrouilles ?

- La galère ! Il y avait bien un moteur… Mais au Port… Et le problème c’était de le faire sortir… J’ai dû aller au Port, revenir à Lomé, retourner au Port…Je dois encore y retourner demain… J’ai rendez-vous à neuf heures avec un transitaire…La galère, j’ te dis !

Mais déjà l’imprimeur (dont c’est la deuxième visite en deux jours) l’attend.

Coup de téléphone de Djuna.

- Ça alors ? Djuna ! C’est Maman qui t’a mis la pression ?

- Mais non, mais non !

Djuna téléphone, me dit-il, à son initiative. Il a pris tout son temps et ne s’est laissé bousculer par personne.

- Il fallait d’abord que j’ en aie envie !

Il m’annonce qu’il part bientôt à Kinshasa.

- Avec Braz. En février. Nous serons logés à Limete, du côté de la troisième rue, c’est bien là-bas ?

et me demande où en est le rêve de piscine

- Toujours en stand-by. Mais on continue à creuser. Ne serait-ce que pour remblayer les grandes allées intérieures et le tronçon de la route de Todomé qui se trouve devant l’entrée du gîte ! Bientôt on atteindra le niveau de la mer et le problème sera réglé.

de rêve du château de Nassogne.

- Et cette histoire de salle de musique, c’est vrai ? Nicole a peur que Gougoui ne passe plus son temps qu’à faire de la musique…

- Et alors, c’est excellent tout ça ! Et Gougoui l’a bien mérité ! Ton jeune grand-père est, avant tout, un musicien, non ? Et un gentleman-farmer… Mais pas vraiment un hôtelier ni un « gentil organisateur » de club de vacances pour Yovos ! Ça lui fera le plus grand bien de se remettre à la musique ! Il ne rêve que de ça !

Djuna me passe Lianja. Qui a quelque chose à commander. Des colliers ou des bracelets métallisés, gris

- Ekoé saura de quoi il s’agit !

avec un pendentif représentant l’Afrique. C’est sans doute pour offrir à Soumaya (quoique, connaissant Lianja…). Je lui dis que je n’ai plus beaucoup de sous, que j’ai déjà prévu de lui rapporter des pantalons wax et que je ne garantis rien.

Lianja me repasse Djuna (qui, lui, téléphone pour dire bonjour et pas pour me demander d’acheter quelque chose)

Djuna aurait voulu dire un dernier bonjour à Gougoui. Mais ce n’était pas possible…

Je le fais savoir à Gougoui quand il a fini de discuter avec l’imprimeur

- Tu étais occupé et je n’ai pas voulu te déranger

- Il mange toujours autant de fruits, Djuna ? Qu’est-ce qu’il peut bouffer comme fruits, ce gaillard ! Ça m’a toujours épaté ! Je n’ai jamais vu quelqu’un manger autant de fruits que lui !

Puis Djuna (le carnassier végétarien) me passe Ana.

- Qu’est-ce que j’entends là-bas, ce sont des chiens, douchka ?

- Il y en a trois !

- Veinard ! Et tu t’entends bien avec tous les trois ?

Ana m’annonce qu’il a failli se passer quelque chose de grave dans la maison.

- Soumaya est tombée dans l’escalier. Des toilettes jusque tout en bas. Tête en avant. Elle a eu une légère commotion cérébrale. Mais maintenant ça a l’air d’aller mieux. Tu ne l’entends pas rigoler avec Lianja du côté de la cuisine ?

Ainsi donc Soumaya n’est pas tombée enceinte. Ouf ! Elle est seulement tombée dans l’escalier.

- C’est encore une de tes « feintes » ? Et tu te crois drôle, sans doute, bandecon ?

- Non, pas vraiment (quoique…), mais dis-moi quand même comment ça lui est arrivé ?

- Elle était en chaussettes…

Ana me dit qu’elle n’a toujours pas trouvé d’encre pour mon imprimante.

- On m’a dit qu’une Brother, c’était difficile. Peut-être qu’à Wezembeek, dans un copy-center dont on m’a donné l’adresse. Il faudrait que j’aille voir …

Elle m’annonce que mardi prochain elle a prévu d’inviter Jamal.

- Quand je l’ai rencontré au Tournant, je l’avais trouvé vraiment très déprimé.

- Et avec qui tu l’invites, petite chérie ?

- Avec Toula, évidemment. Et Hans et Mohamed et Marychelo et Abdou et Antoinette, je ne sais pas encore…

J’entends déjà le commentaire de Jamal.

- Tu organises une soirée pour les Arabes, maintenant… Tu aurais pu demander à Soumaya de faire le service…

Je me rappelle de demander à Ana quel est le plat préféré de Kabeya.

- La viande, douchka. Toutes les viandes. Du bœuf, du mouton, du porc, du poulet. Mais surtout de la chèvre. Le problème, c’est que, manger de la viande, à présent, ça lui fait très mal aux dents. Les légumes, il n’aime pas trop. Mais il les prend quand même, « comme médicaments ».

- Et Lamin, pas de nouvelles.

- Toujours pas. Peut-être le 24. Il doit rappeler avant de venir.

- Et à quoi tu occupes tes journées, petite chérie ?

- Je profite au maximum de ma maison. Je prends un pied pas possible. Mais plus je dors, plus je suis fatiguée et plus j’ai des cernes sous les yeux. Et pourtant je ne sors presque plus. Je ne suis même pas allée jouer au scrabble aujourd’hui avec Alain. J’irai peut-être, tout à l’heure, boire un verre chez Roby et Claudine mais je me tâte encore… à l’idée de devoir tourner, tourner, tourner, tourner, tourner avant de trouver une place de parking à mon retour…

- Et la remise du prix littéraire de Jipéji, petite chérie ?

- J’avais la flemme. Je n’y suis pas allée. Mais Alain m’a dit, par téléphone, que c’était très bien. Vincent Kalimassi était là. Et Sami Tchak aussi. Mais pas Kangni Alem.

Ana cause, cause, cause

- Tu as déjà commencé à boire ou quoi ?

cause, cause, cause (d’accord, d’accord, il y a une bonne heure de décalage horaire entre le Togo et la Belgique mais, quand même, ici, à Nassogne, ce jeudi soir, la veille du premier jour du week-end, je suis toujours en service, moi ! et je n’ai pas encore bu un seul verre de deha, moi !)

- Ça va nous coûter très cher, petite chérie ! Tu devrais raccrocher…

Ana rechigne à raccrocher. Sans doute pense-t-elle que je me prends pour un saint du Paradis qui reçoit des nouvelles des membres de sa famille et prend acte

- Mobudiééé !

de leurs suppliques ? Et s’est offert la coquetterie de ne jamais appeler lui-même ses correspondants sur terre ? Comme saint Maître Pousser-Pousser et saint Vieux Jeune ? Et qui coupe la ligne quand ça l’arrange (basta ! ciao ! à la proxima !) ? Et qui se retire vite fait dès qu’est venue l’heure de la bouteille d’un litre et demi de deha ou d’une « spéciale » ou d’une « exquise » ?

- Tu joues à quoi, bandecon ? Je n’aime pas ça ! Ça pourrait te coûter cher !

- Mais non, petite chérie, je dis seulement qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, revenir sur terre et payer les factures, non ? Tu m’aimes ?

Ana raccroche enfin. Ou, peut-être, est-ce moi qui raccroche (prétextant un mouvement maladroit) ?

Merde alors, bitard que je suis, j’ai encore oublié de demander des nouvelles de Sukina. Et de Kako.

Je n’en ai pas moins soif. Vite une bouteille de deha.

A boire tout de suite… avec une « spéciale » que Gougoui m’a ramenée (encore !) du Quilombo.

- Pour l’apéritif !

Des beignets faits avec de la banane plantain, écrasée, puis émiettée (ou quelque chose comme ça) puis frite. Heureusement, aujourd’hui, Gougoui ne m’a pas rapporté de nouveaux journaux. Je viens à peine de terminer ma dernière recension. Ce serait trop de boulot. Et je suis épuisé.

Les chiens courent derrière les poules et les canes. Gros émoi. Certaines se réfugient chez le vieux d’à côté.

Dog est vraiment très indiscipliné. Tout fou. Malicieux. Très intelligent mais plutôt gâté. Un peu braque mais débordant d’affection (voulant ses doudouces) et ne doutant jamais de rien. Infatigable (comme Filip quand il était encore un gamin !) (mais a-t-il jamais cessé

- Et toi alors, Vieux Didier ?

- Moi, c’est peut-être pareil. Mais avec vingt-trois ans de plus (entre toi et moi, il y a la même différence d’âge qu’entre Ana et moi, non ?). Les gamineries, passé soixante ans, ça passe mieux, non ? On peut mettre ça sur le compte de la sénilité, non ?

de l’être ?) (même depuis qu’il est devenu professeur-docteur, à « l’université » ?). Et à la limite de l’insolence. Il me renifle l’entrejambe en poussant son museau très loin à l’intérieur de mes cuisses. Ça sent le pipi ?

- Mais c’est qu’il pourrait me les avaler toutes crues mes bloms, ce garnement-là ! Sans même une sauce et du gari !!

Comment a-t-il deviné que je ne portais pas de slip sous mon pantalon wax ?

Gougoui me raconte qu’avant Bull, il y avait une autre Bull.

- Une jeune femelle également. C’était la petite copine de Pit et la compagne de ses jeux. Je l’avais achetée pour qu’il cesse d’aller faire ses aventures ailleurs (Pit avait même fait des chiots à la chienne du vieux d’à côté) (qui s’était empressé de les revendre en faisant valoir que c’étaient des enfants du château) (à très bon prix !) (eh, de petits métis !), dans les villages des environs. Mais cette première Bull avait la mauvaise habitude de se coucher en dessous des voitures. Et puis, un jour, alors qu’il démarrait en marche arrière, Gabriel, le chauffeur, l’a écrasée. Pit l’a entendue hurler. Un seul cri. Atroce. Il s’est précipité sur Gabriel qui a dû se réfugier à l’intérieur de la voiture. Puis Pit s’est mis à courir, courir, courir, courir, courir dans le parc, tout autour de la maison. Comme s’il était devenu fou.

Pit a eu un très gros chagrin d’amour. Et il ne s’en est pas remis facilement. Il restait sur la terrasse. Toute la journée. Sans plus vouloir bouger.

- Quand j’ai ramené la nouvelle Bull, d’abord Pit ne comprenait pas qu’on l’appelle Bull. Ou que quelqu’un d’autre puisse s’appeler Bull. Il tournait la tête dans tous les sens, à gauche, à droite, et regardait partout. Il a fallu plusieurs semaines avant qu’il n’accepte la nouvelle Bull et qu’il condescende à jouer avec elle.

Sérieux coup de pompe (ou de blues ?) (ou de semonce ?)… A deux doigts de dégueuler… Un malaise… Une indisposition…Trop de piment, trop de deha, trop de travail, trop de bouffe, trop de coups de téléphone ... L’histoire poignante de Pit et de sa première Bull… Je prends vite congé de Gougoui … Je fonce à la salle de bain me jeter un peu d’eau sur le visage…. Je rentre dans ma chambre… Je fais tourner le ventilateur… Et je m’allonge sur mon lit… Ça va passer… Peut-être que si je me remettais à taper … J’essaie… Ça ne marche pas trop bien… Limite, limite…Je me précipite aux chiottes… Peut-être que ça va quand même s’arranger… C’est ma fosse à purin qui déborde… ? Et qui déverse son de trop-plein de jus dans les rigoles… ? Il faut effectivement que je me ménage… Et que je me repose un peu ...

Vingt et une heures, je me couche