lundi 26 avril 2010

A Nassogne - Le seizième jour

Didier de Lannoy
A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
avec des personnages réels, se passant en un lieu précis, à une époque déterminée
2005-2006
Extraits

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Le seizième jour


Six heures trente. Cela fait deux jours de suite que je me coupe au même endroit. En me rasant. Comme je ne puis pas vendre ma vieille peau (il n’y a pas de revendeuse de peaux du cou) (molles, flasques et toutes fripées) (que ma marchandise pourrait intéresser ?) et m’en acheter une nouvelle, sans doute devrais-je changer de lame.

Sept heures dix. J’avais raison. Comme toujours.

- Mobudiééé !

Eh oui, je ne m’étais pas trompé, eh ! Le slip est sec et le gant de toilette est encore humide !

Plus de voile dans la tête. Plus de brouillard. Je me sens plutôt en forme. Ce sont tes médicaments (depuis hier je les reprends) qui se sont remis à bosser et qui commencent à me faire de l’effet ?

Une petite frayeur quand même, ce matin. Je n’arrivais plus à taper, taper, taper, taper. Mais je n’ai pas dû appeler Gougoui au secours. Un simple problème de clavier externe qui s’était à moitié débranché.

Et ta soirée cochonne, c’était hier soir, non? Qui était là que je connais ?

La petite semaine est terminée et tu ne m’as toujours pas téléphoné ! Tu m’aimes ?

Et si vous avez mangé quoi (du poulet, du poisson, du bœuf ou du mouton) ou, c’était trop prévisible, du cochon ?

As-tu acheté de nouvelles parts sociales ou t’es-tu contentée de payer ton repas ?

A Gougoui et à moi, hier soir, notre soirée cochon, nos « spéciales », c’étaient de gros escargots à la sauce tomate. Et, comme entrée, un caviar d’aubergines préparé selon une recette roumaine que Nassogne tient de Moura. Avec de petits oignons et du citron pressé.

Des escargots de terre. Préparés par Yaovi.

- Et pour les préparer, petite chérie, on doit les laver très fort, sinon ils gardent un goût de terre.

Tu te rappelles, ces gros escargots, marrons, de 7 à 10 centimètres de long qui vivent dans le sol (on doit gratter pour les attraper !) et qu’on vendait (on les vend toujours !) en brochettes à Bagbe-Douane ?

Yaovi est le spécialiste. Il m’explique.

- Ils ne creusent pas leurs trous eux-mêmes. Ils s’installent dans des trous de rats. Quelquefois on en trouve quinze dans un seul trou. Quelquefois deux. Quelquefois un. Et pendant la saison sèche, on ne les voit pas. Ils ne sortent pas.

On les «détaille » par quarante. C’est ça, l’unité de vente, au détail, quarante. Et ça coûte assez cher. En négociant avec la revendeuse on peut en acheter une demi-unité, soit vingt escargots, mais jamais quatre ou cinq. Souvent, ces escargots viennent du Ghana où il y a beaucoup de chercheurs d’escargots. Mais ce n’est pas toujours facile d’en trouver.

- On dit, par ici, que si quelqu’un se rend au marché d’Assahoun pour ne chercher que des escargots, il n’en trouve jamais.

Les escargots squattent les trous des rats.

- Oui, mais à la saison des pluies, ils sortent quand même, petite chérie. Et on peut alors les suivre à la trace…

- C’est encore une de tes « feintes », douchka ?

- Toi, tu ne me fais jamais vraiment confiance, hein ?

- E bongo !

Et les termitières « neutralisées » ou abandonnées (après qu’on ait envoyé des sbires assassiner la reine) sont squattées par les rats. Qui y entreposent des noix de palme. Et les serpents. Parce qu’il y fait frais. Tout le monde squatte.

Et comment va Judith (elle a fui, elle a fui, elle a fui, elle a fui… la soirée sida de la salle Lumen). Tu as des nouvelles d’elle ? Et de César et de Vincent ? Pour quand se sont-ils annoncés ? Et Marie-José ? Est-elle repartie en Chine (l’Amérique est passée de mode !) (surtout depuis qu’ils foutent la merde en Iraq et partout dans le monde) (en fait, elle a toujours fonctionné comme ça, la « Libre Amérique » !) (l’Amérique n’est plus en Amérique, l’Amérique est en Chine) ?

Et Rachou ? Et Monique ? Et Monik, Et Antoinette ? Et la maman d’Antoinette ? Et Lisette ? Et Elisabo (alias Elisabelle) ? Et Ouardia ? Et Marychelo ? Et la maman de Marychelo ? Et Anne-Louise ? Et Violaine ? Et Claudine ? Et Maddy Tiembe ? Et Ma Betty ? Et Jackie la Marraine ?

Et les mecs qui rôdent à Bruxelles (cessons d’être sexiste), que font-ils avec leur gagaragassou (les Alain, les Gauthier, les Jean-Marc, les Mohamed, les Filip, les Suke, les Jamal, les Ngangura, les Jipéji, les Mbiye Beya, les Roger Mazanza, les Gaby Castel, les Bob Caiembe, les Dieudos Makwanza, les Jean Omasombo, les Ben Mavinga alias « Popotin », les Bruno Kasonga, les Didier Beaufort, les Yannick Nkoy, les Alonzo, les Jazz Moro, les Jimmy, les Justin et les Junior… ?)

Et pas de coups de fil non plus de Kabu et de Jean ? Ou de Vieux Henri et d’Honorine ? Ou de Paul et Nicole (ou de Marc et Nicole) ? Ou de Christine Iyofe et de Justin Kankwenda ? Ou d’Ima et de François ? Ou de Walter et d’Annick ? Ou de Roby et de Claudine ? Ou de Nadine et de Bernard ? Ou de Claude Haïm et de Lieve Bellefroid ? Ou de Marie Tumba et de Nzeza Bilakila ? Ou de Michel et d’Odile (ou de Robert et de Yaki) ? Ou d’Achille Ngoye, de Tabaro, d’Ekambo…

Et Jules Emongo, il râle toujours au Canada ?

Je vais boire une (avant une dizaine d’autres) tasse de café sur la terrasse. Je vais aux nouvelles.

- Il y a les nouvelles du soir et les nouvelles du matin.

- Et entre les deux, douchka ?

- Bouffe, dormir. Mais j’écris aussi tout le temps, faut pas croire, petite chérie. Matin, midi et soir. Je n’arrête pas. Il faut que mon bouquin soit entièrement terminé avant mon retour sur terre… Tout comme le salon de Nicole doit être entièrement terminé avant son arrivée à Nassogne…

J’entends des voix. En France. Comme Jeanne d’Arc.

- Je ne veux pas en entendre parler !

Je croise Mawussi qui sort de la cuisine avec le grand thermos bleu. Bien sapée. Avec une perruque (en faux cheveux) sur sa perruque (de vrais cheveux) ?

- Mais non ! Je me suis mis des bigoudis hier soir… Je les ai enlevés… Et je n’ai pas encore eu le temps de me peigner…

Mawussi est venue très tôt ce matin (c’est le jour de congé de Yao-le-cuisinier). Elle dépose le thermos sur la table et me parle à peine.

Mawussi me nie. Mawussi me boude. Mawussi me tire la gueule. Mais peut-être que je ne sais pas m’y prendre avec les femmes ? Et que je devrais apprendre à mieux leur causer ? Que je me tape la bouche comme dirait Césarine ?

Sur une des petites tables de la terrasse (un « objet culturel » pour Nzema Omba ?) (mais comment transporter ce machin-là dans une valise sans que ça se casse) (ça me fait penser qu’il faudra bien que j’enlève quelques fiches pour pouvoir installer les insectes d’Ana dans ma boîte à chaussures), une très vieille calebasse ayant longtemps servi à recueillir le deha, grosse comme un (petit) ballon de foot.

- Et ça ressemble à quoi, ton objet culturel-là, douchka ? A un crâne d’homme préhistorique sorti du cul merdeux d’un dinosaure fossilisé, au moins ?

- Mais non, mais non. La culture n’est pas toujours aussi monstrueuse, petite chérie. Ça ressemble à une calebasse d’un certain âge, tout simplement… Bien patinée et ayant perdu beaucoup de ses couleurs d’origine ! Longtemps imbibée de tchoukoutou, de sodabi ou de deha… Et à présent toute desséchée… Comme une vieille alcoolique fauchée…

Mais survivra-t-elle aux jeux des chiens (depuis la qualification des Eperviers du Togo pour le prochain Mondial, même les clebs sont prêts à s’investir dans le football) ?

Yaovi met du charbon de bois dans des sacs (le charbon de bois qu’il a fabriqué lui-même, sur place, au château) (dans des sacs semblables à ceux qu’utilisent les revendeuses de « makala » qui attendent leurs clients au bord de la route qui va de Kpalimé à Lomé).

Je le félicite pour sa préparation d’escargots (dont Gougoui et moi nous sommes régalés hier soir). Je lui touche le bras mais je ne lui donne pas la main (il se la lavera plus tard, avec du citron).

Je demande à Gougoui avec quoi Yaovi fabrique le charbon de bois.

- Essentiellement avec des souches.

- Et les branches mortes, les arbres abattus, les arbres qui tombent (mangés de l’intérieur par les termites), on s’en sert aussi pour faire du charbon de bois ?

- Aussi. Mais avec le tronc des arbres qu’on abat, on fait quelquefois des planches. Et, de toute manière, on doit garder du bois pour alimenter les fours. Le charbon de bois on s’en sert uniquement pour le fer à repasser, les barbecues, les grillades. Et j’en amène aussi des sacs au Quilombo, pour Lisa, la revendeuse d’ignames frites qui travaille en partenariat avec le Quilombo.

Gougoui me passe quelques anciens numéros de Kyrielle. Pour lire seulement (ce ne sont pas des « objets culturels » à remettre à ton copain, tu me les rends !). Un numéro de décembre 2003 et un numéro de juillet 2005. Il voudrait que je lise particulièrement les pages (publicités et articles) où on parle de Nassogne, que je lui donne mon avis…

Je lis et je donne mon avis (et je ne te dirai pas quoi, petite chérie trop curieuse)

Je lis aussi les différentes autres rubriques : la mode, le cinéma, la musique, les arts, le courrier des lecteurs. Et même une rubrique santé qui parle de quoi ? Du sida…

J’ouvre les posters : un joueur de foot (décembre 2003) et une certaine Mora (juillet 2005). C’est sûrement une vedette de quelque chose. Mais de quoi ? De musique, de volley-ball ? Je ne la connais pas et elle ne me connaît pas non plus. Nous sommes quittes.

- Oui, mais ta gueule à toi ne figure pas sur un poster, douchka ! Et en couleur !

- Salope !

Je lis aussi, dans Kyrielle de décembre 2003 (d’accord, ça date mais…), sous la signature de Jacques Komi Solete, que décembre est le mois des fêtes et que « les filles se cherchent un sponsor » et qu’ « elles sont aux aguets dans les coins et les recoins de la ville ». Et tu voudrais que j’aille faire un tour à Lomé ? Et que je risque ainsi ma peau (molle, flasque et toute fripée) ? Et qu’on me fasse des suçons ?

Mais, très vite, je feuillette encore… Et je m’égare, là où je voulais me perdre... Et je retrouve une signature, Fo. B, que je reconnais (il me semblait bien que nous avions déjà lu une chronique de ce gaillard-là dans le numéro de Kyrielle que Jipéji nous avait remis de la part de Kangni Alem). Et je lis les exploits sexuels d’Alain. Pas le nôtre (Françoise demanderait grâce !) mais d’un Alain (« son torse était incroyablement velu ») qui fait la « chose » avec une certaine Mimi (« ses seins étaient petits et fermes avec des pointes très longes »). Je ne te lirai ces trucs-là

- Tu te les gardes, oui, bandecon !

- Tu m’aimes, non ?

- Azui !

mais sache qu’ « il régnait une chaleur intense dans la chambre n°3 ».

Fo. B, c’est le grand-frère de qui, cet homme-là ? Ce n’est quand même pas notre Fo Bomboma ? Qu’on me présente toute la famille !

Malheureusement, dans le numéro de juillet 2005, je ne lis plus de chronique de Fo. B. Etait-il malade ou en vacances ? Mon sacré gaillard aurait-il déserté Kyrielle pour passer à Liberté Hebdo ? Ou bien s’est-il fait virer (atteinte à la liberté de la presse lubrique, hic ?) par Crédo Tetteh ?

Je poserai, quand même, la question à Crédo, quelques jours plus tard, quand je le verrai à Nassogne (avec Gaëtan Noussouglo, venu préparer l’organisation de Filbleu) (après le vingt et unième jour, évidemment !) (ou le vingtième ?) et il me répondra.

- Mais non, Fo. B continue d’écrire dans Kyrielle !

Bon, je puis me remettre à travailler. J’ai pris beaucoup de notes, beaucoup, beaucoup, beaucoup mais si je ne les transfère pas rapidement sur mon ordinateur, ça va se fâner.

Gougoui va à Assahoun. Il me ramènera probablement des nouvelles de tes chaussures…Il ramènera aussi du ablo… et des brochettes de mouton !

Midi et quart. Coup de klaxon. Des hommes en képi et en uniforme beige clair dans une grosse bagnole. Ils se garent au milieu du parking. Ils sont trois. Dont un porte un fusil-mitrailleur (des très gradés et un garde du corps ?). Les chiens aboient. Yaovi les met à la chaîne (sauf Dog) sous la paillote-loge du vieux Kluvi. Des militaires ou des gendarmes ?

Yaovi me dit que ce sont des gendarmes…

Ce ne sont apparemment pas des visiteurs (ni des « picoleurs », ni des « affamés », ni des « hôtes », ni des « usagers ») ordinaires. Je peux donc en parler.

Et je me pose des questions.

Je me montre ou je ne me montre pas ? Ma présence va-t-elle les rassurer ou va-t-elle les inquiéter ? Où est le bon et où est le mauvais ? Dois-je prévenir Gougoui en l’appelant avec le vieux portable du Vieux Stany ? Vont-ils demander à lire

- Enfin, des lecteurs !

ce que j’écris ?

Des visiteurs sortant de l’ordinaire… Ouais…Mais… Peut-être que… Si, quand même… Ils visitent un bungalow sous la conduite de Kafui… Et puis s’en vont… Seraient-ce des usagers potentiels ?... Je cherche Kafui pour lui demander quoi.

- Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

Mais je ne la trouve nulle part.

Coup de téléphone. Mawussi décroche. C’est pour Kafui aussi. Ses enfants d’Aneho ? Son mari de Libreville ? Mawussi appelle Kafui.

- Kafuiii ! Kafuiii !

Mais elle ne répond pas.

Finalement, la voilà qui surgit, d’on ne sait où.

- Et ces gendarmes ?

- C’était le CB. Avec son patron. Ils sont seulement venus visiter

Je n’ai pas l’habitude de voir le CB en uniforme. De loin, je ne l’ai pas reconnu. De près je ne l’aurais sans doute pas reconnu non plus (les gens en uniforme, c’est comme les fourmis, je n’arrive pas toujours à les individualiser) (même les fourmis-gendarmes). Heureusement que je ne me suis pas pointé. Ça l’aurait vexé, j’imagine, que je ne le reconnaisse pas. A juste titre, eh !

Le vieux portable du Vieux Stany sonne, sonne, sonne. Ce n’est pas Ana. Ce n’est pas Nadine. Ce n’est pas Eric. Ce n’est pas Lianja. Ce ne sont évidemment ni Hortense ni Djuna. C’est Gougoui. Il sera là dans une vingtaine de minutes.

- C’est la voiture qui fait des siennes. Elle n’arrête pas de caler. On fait la vidange, on nettoie les bougies et je suis là.

Gougoui finit par arriver.

- Et cette panne ?

- Réparée. En fait, je n’avais pas de panne avant d’aller chez Toko, le garagiste d’Assahoun, faire la vidange de mon moteur.

Et ramène des brochettes et du ablo, évidemment. Et aussi de petites saucisses grillées ?

- Des saucisses, douchka ?

- Non petite chérie, c’étaient des bananes plantin, frites en entier dans de l’huile de palme.

Et c’étaient des « exquises » !

Nous déjeunons sous la paillote « salle à manger particulière » des châtelains.

Gougoui ramène aussi les nouvelles chaussures d’Ana. Fabriquées par l’atelier d’handicapés d’Assahoun.

Et Gougoui fait ses commentaires.

- On voit bien qu’elles ont été fabriquées par des gens qui ne marchent pas. Ils avaient placé des motifs décoratifs là où il ne fallait pas. Ana se serait fait mal à la plante des pieds. Je leur ai demandé de m’enlever ça.

Quatorze heures trente. Si j’étais à Ixelles-Matonge (combien de degrés fait-il là-bas ?), je dirais qu’il fait « douf » !

Chérita somnole, étendue de tout son long sur le carrelage jaune qui recouvre le sol de la cuisine (importé d’Espagne par un commerçant libanais). Au frais ! Gougoui se réfugie dans sa paillote de contrôle. Il regrette d’avoir raté le patron du CB.

- Pas de bol ! Ça fait bien la deuxième fois qu’il vient me rendre visite et je ne suis jamais là !

Yaovi rentre du marché où il est allé, à vélo, acheter du matériel pour fabriquer des catapultes. Il transpire à grosses gouttes

- Comme Alain, douchka ?

- Pire, petite chérie !

et dégouline de partout (c’est la raison pour laquelle, après un jour d’essai, Gougoui a dû le renvoyer

- Tu ne crois pas qu’on devrait interdire aussi à Alain de faire la cuisine, douchka ? Pour des raisons d’hygiène ?

- Jamais !

à ses travaux de jardinage) (malgré sa gentillesse et ses talents, son lapin en sauce et ses escargots…) (alors qu’il a de réelles dispositions et que Gougoui aurait bien aimé en faire un boulanger !) et se dirige vers sa maisonnette, tout en haut de la propriété. S’y étendre quelques minutes ? Je demande à Mawussi de me faire un deuxième thermos de café. Dog gratte le sol pour trouver un peu de fraîcheur.

Et les journaux que Gougoui t’a ramené hier, tu me les lis ou quoi ?

Demain peut-être, je suis trop fatigué, je vais me taper une petite sieste.

- Bouffe, dormir !

De toute manière j’ai déjà parcouru avec toi, ce matin, deux numéros de Kyrielle, non ?

Je m’assieds sur le banc qui regarde le soleil se coucher (planté au sommet d’une ancienne termitière démilitarisée). Un garde-chiourme qui a fait claquer son fouet toute la journée. Et qui maintenant se travestit, change d’habits, traîne les pieds en raclant le sol avec ses djimakplas, laisse tomber son mouchoir de tête et

- Pour que je le ramasse ?

tend une main molle et

- Ça va ?

vire du jaune à l’orange et de l’orange au rouge.

J’aime qu’il fasse chaud mais je déteste que le soleil me tape sur la gueule et qu’il me cuise les bras et les épaules. Je le supporte seulement quand il reste dans sa niche, à la chaîne. Et qu’il ne fait pas le mariolle ou le fanfaron. Sans compter que je soupçonne ma petite chérie de me tromper (salope !) avec ce bellâtre arrogant, ce déménageur musclé, ce plagiste siliconé, ce kiné en jogging, ce maître-nageur, cet entraîneur de foot, ce serveur travaillant en terrasse…

- Il y a du soleil à Ixelles-Matonge, petite chérie ? Au dessus des nuages de pluie glaciale ? Tu m’aimes ?

- Azui !

C’est qu’elle aime se foutre à poil au soleil, ma petite chérie ! Sans aucune retenue. Sans aucune pudeur. Et qu’elle se laisse caresser. Pendant des heures et des jours et des semaines. Et qu’elle se couche sur un pagne ou une serviette de bain. Et qu’elle se laisse aimer par le soleil. Et qu’elle lui présente ses épaules et qu’elle lui présente ses hanches et qu’elle lui présente sa croupe. Et qu’elle se retourne. Et qu’elle lui présente son cou et qu’elle lui présente ses mamelles et qu’elle lui présente son nombril. Et qu’elle ouvre les jambes. Et qu’elle lui présente l’intérieur de ses cuisses et (salope !) qu’elle lui présente son sexe…

C’est une des raisons pour lesquelles elle aimait bien Nassogne (Belgique), Ana. Pour pouvoir se foutre à poil dans le parc, à l’arrière, sans être vue ni dérangée par personne.

Je m’assieds sur le banc. A l’envers. Et je tourne le dos au soleil.

Gougoui met en route le gros groupe. Pour trois heures.

- Tu n’as pas peur que ça chauffe ?

- Il faut bien remplir le château d’eau, disposer d’une réserve suffisante, pour quinze jours au moins.

Hortense téléphone.

- Papaa !

- Ah, quand même !

D’abord sur le fixe, ça ne marche pas (je l’entends mais elle ne m’entend pas bien).

- Téléphone-moi sur mon portable !

Puis sur le portable (elle m’entend mais je ne l’entends pas bien), ça ne marche pas. Puis à nouveau sur le fixe (et nous nous entendons très bien), ça marche.

Je lui dis combien je suis heureux de l’avoir enfin au bout du fil (quel fil ?) (de quel siècle sors-tu, Papa ?) et je lui demande des nouvelles de mes kokos.

Lohile va bien. Loïc est en examen. Percy est (un peu) malade. Un refroidissement (sans doute).

- Ces deux derniers jours, je l’ai gardé à la maison. Il n’est pas allé à l’école.

Hortense m’annonce qu’elle a rencontré Jean-Marie Lahaye (le Juge !) près du salon de coiffure de sa copine, avenue Brugman.

- Il m’a dit de te dire qu’il avait placé une phrase de toi sur une de ses toiles !

Elle a vainement essayé de se procurer les numéros de téléphone de Nassogne.

- J’ai essayé, essayé, essayé mais je n’ai pas réussi à contacter Muka et Nadine…

Et finalement, elle s’est rappelée qu’elle avait accroché le calendrier 2005 de Nassogne dans sa cuisine. Avec les numéros dessus.

Lokuta na ye.

- Mais qu’est-ce que tu me racontes, ma cocotte ? Mon numéro personnel, le numéro de mon portable (le vieux portable de Vieux Stany) à moi, ne figure pas sur le calendrier ! Mon numéro personnel, c’est celui du deuxième portable de Gougoui (dont il m’a refilé la puce) et ce numéro-là n’est pas repris sur le calendrier, eh ! Tu dis n’importe quoi pour te trouver une bonne excuse d’avoir mis tellement de temps à m’appeler, non ? Mais on t’adore et on te pardonnera toujours.

Enfin, maintenant, elle appelle sur Internet et ne veut pas gaspiller toutes ses unités. Elle me dit qu’elle essayera de me rappeler demain. Et je sais très bien qu’elle n’en fera rien. Je lui pardonne ça aussi. Comment ne pas tout lui pardonner ? Elle est toujours tellement souriante et joyeuse. Même au téléphone.

Ce soir, vers dix-neuf heures trente, les calendriers de Nassogne pour l’année 2006 arrivent. Au moment même où une pub (déguisée en « communiqué ») sur le gîte et le Quilombo passe à la radio (pas sur Radio Lomé, la mère des radios, qui couvre tout le Togo et qu’on entend même au Bénin et au Ghana et qui est aussi sur Internet) (mais sur une radio privée). L’imprimeur vient de Lomé, en zémidjan. Il passera la nuit à Badja, chez ses parents. Il profite de sa visite au gîte pour recharger son portable à une des prises de la terrasse.

Gougoui me remet deux séries de dix calendriers chacune

C’est Jamal (notamment) qui va être content !

Et puis c’est Ana qui téléphone. Alors que nous nous apprêtons, Gougoui et moi, à manger (à suçoter comme on suçoterait les orteils d’une maîtresse) (pour ne pas parler d’autre chose) (à condition qu’elle prenne une douche avant) (et qu’elle se lave à fond) (comme Yaovi lave les escargots de terre) (avec plein, plein, plein de citron) (mais on ne parle pas de moule dans la maison d’un escargot ?) des perdrix sauvages (achetées au bord de la route), flambées au sodabi et dont la sauce a été allongée avec du deha, huuum ! Me permettrez-vous, Marquise, de vous faire part de cette « exquise » ?

Ana me téléphone d’abord sur le portable de Gougoui (pas sur le mien !) (ce sont ses yeux qui voient trouble depuis qu’elle s’est aspergée d’acide ?) qui s’étonne.

- Tu sais que tu appelles sur mon portable ?

- Ah bon, je me suis trompée ! Je rappelle sur le fixe !

Puis sur le fixe. Ça sonne mais on n’entend rien.

Puis ça resonne.

Et on entend.

Bref, on n’a jamais la paix. Et la bouffe va sacrément refroidir.

- Dis-moi, samedi matin, quand tu as téléphoné « aux aurores », tu étais complètement pétée, petite chérie ? Tu avais passé une nuit blanche ? Rachou était venue ?

- Elle était venue avec Arantxa et le copain d’Arantxa. Et vers quatre heures du matin Kabeya est descendu nous rejoindre. Pour faire ses valises. Je l’ai aidé. Et Vincent (pas celui de Césarine, celui de Rachou) l’a conduit à l’aéroport vers sept heures trente.

J’oublie de lui demander si Ben « Popotin » était là

- Et au Tournant, ta soirée cochonne ?

Ana était assise à la même table que Roby et Claudine. Et Lili. Et l’ancienne femme de Jacques Vincke. Et Marianne aussi.

- Ça faisait longtemps ! Ça m’a fait plaisir de la revoir !

- Walter et Annick n’étaient pas là ?

- Non, pourquoi ?

- Pour rien (pour les citer, quoi ! pour les faire entrer dans mon roman, quoi !).

Et Greg et Stéphanie étaient assis à la table à côté.

- Juste derrière moi. A propos, Monik m’a dit de te dire qu’elle a longuement parlé de toi. En bien.

- Elle a sûrement dû se forcer, petite chérie. Elle devait être malade (le gain du gros lot et tous les regards tournés vers la lauréate, ça peut retourner l’estomac des plus solides), la pauvre. Ce n’est pas son talent de dire du bien des gens. Monik n’est pas une orange, je la préfère citron.

Demain, Ana est invitée par Jipéji (on s’occupe d’elle !) à assister à la remise d’un (ou de trois ?) prix littéraire qu’il a organisé(s). Avec le CEC ? Ça se passera à la maison de la francité (c’est quoi ce machin-là, un truc de fasciste encore ?), rue Joseph II. Elle me demande de lui expliquer où ça se trouve.

- Rappelle-toi, petite chérie, un jour on a déposé Judith là-bas. Elle y suivait un cours de littérature africaine donné par Jipéji. Avec Malou. Si je ne me trompe, ça doit se trouver près de la petite ceinture, non ? Station de métro Arts-Loi.

Ana me dit que Lianja souhaite que je lui ramène des pantalons wax. Et des T-shirts aussi.

- Et Djuna, il existe encore cet être-là, petite chérie ?

- Djuna, ça va. Il gère tes mails. Il enlève les spams et conserve le reste. Tu dois avoir, à présent, quelque chose comme 67 mails « normaux » à lire.

- Rien d’important ?

- Je ne sais pas, douchka. Je ne les ai pas lus, j’ai débranché le PC de Sukina pour pouvoir nettoyer ton bureau.

- Aïe !

Et puis, c’est Ekoé qui téléphone. Il remercie pour la machine à calculer que je lui ai fait remettre de la part de Djuna et de Lianja. Il m’a trouvé encore d’autres disques et d’autres cassettes de musique congolaise. J’en profite pour lui demander si je peux l’ « envoyer » me chercher des T-shirt pour Djuna et Lianja.

Il ne refuse pas.

Ces chiens réclament tellement de caresses (et chacun d’entre eux est tellement jaloux des caresses reçues par les autres) que je vais devoir me laver les mains avant même d’aller pisser (et après aussi !). Comme Yaovi lave les escargots de terre. A fond. Avec du chlorure de sodium ou de potassium. Et plein, plein, plein de citron.

Gougoui aime sa campagne. Mais la vie de Lomé (surtout la nuit ?), parfois lui manque. Et aussi celle de Paris.

Ce n’est pas comme ça qu’il envisageait son projet au départ. Et maintenant il se retrouve un peu piégé à Nassogne (les travaux à entreprendre, le gîte à faire fonctionner…).

Et la musique aussi, parfois, absente…

- Mais bientôt, l’atelier-salon de musique sera ouvert, non ?

Et Nicole qui ne peut pas encore venir… Alors des nostalgies, parfois, le prennent…

Mais voilà que ça me gratte à l’entrejambe. Je pars dans ma chambre-bureau, je me déculotte… et je me découvre des rougeurs sur les faces intérieures des cuisses. Comme à Mbanza-Mboma, en 1964.

- Tu avais à peine deux ans, petite chérie. Et tu habitais encore Kananga (qui, s’appelait toujours Luluabourg) alors ? Ou tes parents avaient-ils déjà déménagé à Kinshasa ? Tu m’aimes ?

quand je croyais avoir attrapé la syphilis (et j’en étais presque fier !) (le chtouille et la sopis, c’était la belle époque) (et le sida n’avait pas encore été inventé par les Sudafs ou les Américains) alors qu’il s’agissait tout simplement de mycoses. Mais j’hésitais à me rendre chez l’infirmier du collège où j’enseignais à l’époque. Lequel était un révérend Père Jésuite. Un Mundele (un Yovo, comme on dit ici) ! Homosexuel notoire par surcroît (aimant tripoter les fesses des enfants de sa classe lorsqu’il les mettait en rang avant le deuxième coup de cloche) (et il plaçait toujours ses chouchous en bout de rang, à portée de pogne) ! Et j’ai donc refusé d’aller « consulter » chez lui (après tout, j’étais jeune et beau à l’époque) (mais pas fort !) (c’est peut-être pour ça que Djuna a voulu devenir costaud ?). Et c’est Ya Nze (Anastase Nzeza, Jean Makunga et moi logions ensemble, dans une des deux « maisons des professeurs » du collège) qui m’a appris l’existence des mycoses, expliqué ce que c’était et indiqué comment les soigner…

Gougoui doit sûrement avoir du talc pour bébé dans sa pharmacie, non ?

On reparlera de ça demain.

J’attends d’abord un jour avant de lui en parler. Le temps de voir si ça passe