lundi 26 avril 2010

A Nassogne - Le premier jour

Didier de Lannoy
A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
avec des personnages réels, se passant en un lieu précis, à une époque déterminée
2005-2006
Extraits

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Le premier jour


Lomé. Atterrissage à 19 heure quarante-cinq (trois quart d’heure de retard). J’ai voyagé à côté d’un curé. Pas un mercenaire américain ni une « occasion d’Europe », un Togolais authentique. Quelque chose comme un capucin.

- Ce sont les capucins qui portent le capuchon, non ?

Il m’a dit habiter un monastère dans les montagnes, entre Kpalimé et Atakpamé.

- Le mont Kloto, le haut plateau de Danyi, la montagne des Fétiches ?

- Le haut plateau !

Mais il était tellement mignon (il souffrait de la prostate) (comme moi !) (et c’est la raison pour laquelle j’avais demandé à avoir une place

- Fenêtre ou couloir ?

- Couloir (pour y aller quand je veux) et près des toilettes (et pour ne déranger personne) !

du côté de l’allée) (et lui, assis du côté du hublot, était bien obligé de me demander régulièrement le passage et de lui ouvrir la barrière) ! Il lisait un bouquin sur la vie monacale en Afrique mais j’ai fini par lui découvrir un petit péché de gourmandise.

- Avez-vous déjà goûté le chocolat Toblerone, monsieur le Père ? Avec du miel et des amandes ?

que j’ai soigneusement entretenu avec la complicité d’une hôtesse. Je me suis aussi délecté à feuilleter le dernier numéro d’Elle (celui du soixantième anniversaire !) sous son nez. Et à m’attarder sur certaines images… Et sur d’autres encore… Et sur d’autres encore… Et sur d’autres encore…

J’ai aussi volé un couteau d’Air France. Vengeance pathétique, hic ! Ils ne me permettent pas d’entrer dans leur avion avec une paire de ciseaux, un coupe-ongles ou une pince à épiler et ils me servent, à présent, un plateau de repas

- Du poisson ou du poulet ?

- Du poulet évidemment ! On a dit tellement de mal de ces petites bestioles, ces derniers mois, qu’il faut bien, de temps en temps, leur remonter le moral !

avec de véritables couverts en métal.

Immigration, cool.

Bagages, cool (le truc de la ficelle fétiche bleue accroché à la poignée de chaque valise a bien fonctionné) (la valise verte de Nicole que je ne connaissais pas du tout avant) (Moura venait de me la présenter, à l’aéroport CDG !) (et la valise d’Ana dont je me souvenais à peine) (une valise espagnole ? en provenance de Valencia ?) (et qui, de plus, était de couleur noire !) (comme quasiment toutes les valises de la bonne société qui voyagent pendant l’hiver) (mais le porteur qui m’avait choisi était futé).

Douanes, cool.

Un douanier regarde distraitement mes bagages. Et, voyant au fond de ma valise noire, une boîte à chaussures remplie de fiches griffonnées, me demande de quoi il s’agit

- Ce sont des notes, de simples notes !

Gougoui Kangni m’attendait à la sortie.

Ekoé aussi.

- Tellement jeune, Ekoé (plus encore que dans mes souvenirs d’il y a trois ans…)… que je ne l’ai même pas reconnu !… Mais j’ai toute de suite vu qu’il était de la famille, évidemment… Et je l’ai embrassé à la congolaise (coups de tête) (mais on ne semble pas être habitué à ces mœurs-là par ici) comme il se doit… J’imagine que je l’ai pris pour son petit frère (en a-t-il un ?)…La whonte totale ! …Comment rattraper ça ?…

Le programme de la soirée : on ne monte pas directement à Nassogne, on passe la nuit à l’hôtel Alcor (qui abrite également le night-club Aquarius où les demoiselles non-accompagnées peuvent entrer sans payer

- Tenue décente exigée !

jusqu’à 23 heures trente), avenue des Tecks (avenue du RPT), celle qu’emprunte le Premier ministre pour se rendre à son boulot. Chambres climatisées avec chiottes, douche et télévision. Mais d’abord

- Bonne arrivée !

on passe au Quilombo

- Le Quilombo est toujours le poste avancé (ou le base arrière ?) et la représentation diplomatique de Nassogne à Lomé ?

- Toujours et de plus en plus !

- Et Lydia Ludic et ses machines à sous, ça fonctionne toujours (je n’entends plus l’animateur-rabatteur qui gueulait à l’extérieur il y a trois ans) ? Et la superette Concorde aussi ?

- Je crois que le Lydia Ludic de l’avenue des Tecks est devenu un magasin. Quant à la superette « La Concorde », elle s’est agrandie. Il y a même un rayon boucherie maintenant. De plus en plus de gens viennent s’y approvisionner. Tous les gens du haut (Bè-Klikamé, Aflao-Gakli, Adidogomé…) Et même des gens de Tokoin qui préfère aller à La Concorde plutôt que de devoir descendre en « ville »…

saluer la nouvelle gérante (elle s’appelle Désirée et a eu un enfant avec l’ancien CB du canton de Badja) (celui qu’on a rencontré il y a trois ans et qui ne s’entendait pas bien avec Nicole) dûment agréée par Ekoé, bavarder et manger des frites d’ignames et des brochettes de mouton (avec du piment préparé par Lisa) et ces adorables petites couilles de porc qu’on appelle des bloms (ou des bloums ?) (ou des blooms ?) et boire une boisson sucrée (ça, c’est Gougoui ) et quelques Pils (ça, c’est moi) et remettre à Gougoui les deux bouteilles de whisky achetée à CDG (une pour le préfet et une pour le chef traditionnel du canton) et sortir aussi quelques trucs de bouffe de la valise noire (le boudin, le foie gras, le cassoulet et une boîte de je ne sais plus

- Mais, petite chérie, c’est toi qui a fait la valise, non ?

trop quoi) et déposer le boudin au congélateur et saluer un électricien (venu boire son verre en silence) (assis à la table la moins éclairée) (parce qu’il n’aime pas la lumière ?) auquel Gougoui fait souvent appel

- C’est cet électricien-là qui a installé le courant à Nassogne ?

- Non, lui est venu après.

et un groupe de musiciens (ayant déjà descendu une trentaine de bouteilles de bière) (dont les cadavres étaient encore ostensiblement exposés sur la table) et écouter de vieux disques de Luambo Makiadi.(alias Franco de mi amor) et attendre et recevoir ton coup de téléphone et

- C’est Fo Bomboma qui t’a dit d’appeler sur le portable de Gougoui ?

te demander des nouvelles de la maman d’Alice

- Elle va mieux !

- Ouf ! Bonne nouvelle ! Me voilà soulagé !

Le masque respiratoire, ça fonctionne. Pas un seul moustique. Mais des draps tellement blancs qu’on n’oserait pas faire la « chose » dedans (ou, plutôt, dessus) (avec une réceptionniste souriante et charnue de l’hôtel Alcor ?) (ou une jolie revendeuse de tchoukoutou, épuisée par une longue journée de travail, dégoulinante de sueur aigre et saupoudrée de terre ocre et de poussières huileuses ?) (comme une brochette de mouton enrobée de farine de maïs mélangée à de la sauce rouge ?) (ou une escalope de trottoir ?) (qui, très lasse, tire un peu la gueule au copain soûlaud qui lui tient compagnie depuis des heures et commence à se montrer pressant alors qu’elle voudrait, tout simplement, rentrer chez elle

- Si tu veux faire, viens faire, mais moi je dors…

et s’endormir ?) (ou une demoiselle non-accompagnée du night-club Aquarius, une « Go » rappeuse, fleurant bon l’ilang-ilang, une indépendante et une clandestine, qui cherche à se faire aimer

- Tu veux que j' te fasse la « chose » comme on ne te l’a jamais faite ?

et ne doute absolument pas

- Je vais t’faire péter la capote !

- Yéguééé !

de son pouvoir de séduction ?), ni se moucher ni même se masturber. Et pas question non plus de baver, d’avoir des pertes ou des écoulement d’oreille, d’avoir ses klottes (comme on dit à Bruxelles !), de saigner du nez ou de faire pipi au lit !

Vite, une prière au pied du plumard pour chasser ces « mauvaises pensées » !

J’allume la télévision et je tombe, fort heureusement, sur un programme vertueux. Une rediffusion de clips de mobilisation, de propagande et d’animation d’une secte chrétienne (on appelle ça une chorale, non ?) (ou un groupe de la Mopap, peut-être ?) qui chante en lingala.

A la télévision togolaise… Ça manquait à mon bonheur…

Mais le sommeil ne tarde pas à venir.