A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
2005-2006
Extraits
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Le dixième jour
Six heures du matin. Je lave mon slip.
- Ton slip ?
- Ben oui, celui que je porte en dormant, petite chérie.
- Et que tu avais porté toute la journée d’hier aussi, sans doute ?
- Ben oui…
- Tu as peur de te faire piquer les bloms par des moustiques, douchka ?
- Mais non, il n’y a pas de moustiques dans ma chambre (Gougoui y veille !). C’est depuis l’histoire du rat.
- Quelle histoire de rat ?
- Rappelle-toi, l’histoire du rat et du serpent qu’on nous a racontée à Kinshasa. Ça se passait dans le Bandundu. Du côté de chez Anselme ou de chez Antoinette, je ne sais plus. Dans la chambre d’un vieux paysan qui dormait à poil sous son pagne. C’était l’histoire d’un serpent que rentrait dans la chambre du vieux, grimpait sur le lit et voyait un rat…
- Et alors ?
- Alors le serpent s’est approché du rat endormi et s’est mis à le lècher, lècher, lècher, lècher… avant de l’avaler tout cru…
- Et alors ?
- Alors, un jour, le rat s’est réveillé et s’est mis à grossir, grossir, grossir, grossir et le serpent a pris peur...
- Et alors ?
- Alors, depuis qu’on m’a raconté cette histoire-là, je n’ose plus dormir à poil avec seulement un bout de pagne autour des reins… Et je mets un slip… Et voilà ! Tu m’aimes ?
- Il y a encore des serpents à Nassogne ?
- Il y en a peut-être mais on n’en voit jamais (Gougoui y veille). Ils préfèrent la brousse, les hautes herbes… Mais il faut entretenir les légendes, non ?
de nuit . Et j’en profite pour me laver aussi.
- Et tu dors toujours avec un T-shirt ? Pour qu’un autre serpent (celui de la maman de Marychelo qui s’en prenani aux pis des vaches laitières mises à pâturer dans les campagnes des environs de Gijon) ne viennent pas te téter les mamelles ?
J’écris mais je commence à fatiguer. Toi aussi ?
Kafui installe un hamac en dessous d’une des fenêtres de ma chambre-bureau. Celle qui donne sur le parking. Et je dois me remettre à travailler ?
Et si je m’arrêtais là et que j’intitulais mon roman « La première semaine de mon séjour de presque un mois chez Gougoui Kangni » ? C’est lourd ? Et c’est trop long ?
Mais je pourrais toujours tricher, non ? Je pourrais « gonfler » par la suite les jours-chapitres déjà rédigés, non ? Et personne ne s’en rendra jamais compte, non ? Même toi !
Ana sent que je faiblis et essaie de me stimuler.
- Et les journaux que Gougoui t’a acheté hier, douchka, tu ne me les as pas encore lus !
- Ça va venir, petite chérie, ça va venir. Mais laisse-moi d’abord les lire moi-même. Tu m’aimes ?
Kafui fait les chambres et change les bouquets (avant-hier, c’étaient des fleurs de bougainvilliers) (ceux qui poussent sur l’ancienne cacaterie du vieux d’à côté ?). Yao-le-cuisinier prépare
- On a failli tomber à court, hier soir !
du piment. Yaovi a terminé de tresser deux autres corbeilles et Fo Bomboma les place dans les bungalows. Kudjo
- Et comment ça se passe à présent entre Kudjo et Yaovi ?
- Ils sont devenus les meilleurs amis du monde, petite chérie. Mais Kudjo se méfie toujours un peu de Yaovi (qui sait utiliser les fétiches et jeter des sorts… et qui connaît peut-être des Ibos ou des Nagos du Nigeria, spécialistes du retrécissement et de la disparition des… gagaragassous !) et Yaovi se méfie toujours un peu de Kudjo (qui a dû se fêler le crâne à force de danser du reggae tout la nuit, dans les fêtes organisées à l’intérieur des villages, jusqu’à cinq heures du matin, en buvant du deha ou du sodabi !)
transporte du gravier sur une brouette. Torse nu. Comme d’habitude. Et l’entrepose près du grand groupe électrogène. Gougoui
- Il faut faire disparaître toutes les traces du chantier !
- Avant l’arrivée de Nicole ?
m’explique pourquoi. Kossi est en congé et Mawussi reprend son service à neuf heures.
Le plus grand des deux nouveaux fours est allumé.
- On y a fait du feu pour chasser les termites… Tu vois ces petits trous, c’est par là qu’elles pénètrent… Il faut rapidement les décourager, sinon c’est foutu… On doit toujours être vigilant, toujours avoir l’œil à tout…
Les termites prennent-elles les fours pour des termitères, déjà toutes construites, à squatter ? Il y a une crise de logement chez les termites ?
Elles mangent aussi les arbres (ça doit faire une drôle d’impression d’être mangé vivant !) (et d’être grignoté de l’intérieur !) (ça doit chatouiller un peu, non ?) mais pas encore les chèvres, les canards et les poules. Et les pintades. Ni même les chiens. Il y a des vers pour ça.
Pour l’embrouille (annoncée hier après-midi avec fracas), c’est complètement raté.
En fouillant une des poches extérieures de mon bagage à main (toujours à la recherche de mon couteau d’Air France), j’ai retrouvé mes cure-dents. Tu (Anaaa !) n’y étais pour rien (et pourtant, il faut toujours se méfier des gens qui font les valises des autres !). Là où, sans aucun doute, je les avais mis moi-même. Pour ne pas me les faire choper par les services de sécurité de CDG ? Je paierai l’amende.
- Et le couteau d’Air France ?
- Oserais-je dire qu’il s’est envolé, petite chérie ?
- Dis-moi si c’est de l’humour, douchka. Que je puisse me faire une idée de ton état général de santé.
Dog a droit à un repas en plus. Vu son jeune âge. Et dès qu’il a terminé, on libère Put et Bull.
Je lui donne quelques conseils. D’Ogre à Petit Poucet.
- Mange bien, petit. Profites-en. On finira par te bouffer.
Et voilà qu’Ana se permet d’entrer dans la conversation.
- Si tu ne respectes pas ton régime, ça risque de t’arriver à toi aussi, bandecon !
Tu me manques ? Je ne t’appellerai pas (Anaaa !) ? Je ne veux pas que tu m’appelles (à quand ton prochain coup de fil ? On peut mourir
- On ne meurt pas quand on a un si bon appétit, douchka !
en trois jours, tu sais !) ? Je veux seulement que tu m’envoies un SMS me suppliant de t’appeler ?
Gougoui doit encore se rendre à Lomé. Toujours cette histoire de moteur. Voir où en est le garagiste.
- Si tu veux venir…
- Pas question, ça me distrairait. Je perdrais le tempo et la ligne mélodique, hic ! de mon roman. Je reste ici et je ne compte pas bouger d’ici (sauf pour aller saluer le chef traditionnel du canton) (on doit y aller cette semaine, non ?). Quand j’étais à Nassogne (Belgique), je ne sortais pas non plus du parc. Sauf pour aller chercher des « pistolets » et des journaux. Et des saucisses chez Magerotte. Et des casiers de bière et des cartouches de cigarettes. Rien que des produits de première nécessité…
Mais d’abord Gougoui va à Assahoun, avec Koffi et Salissou. Acheter quelques planches en plus pour les moustiquaires de l’atelier-salon de musique.
- A quand les premières répétitions ? Avec les potes et les frangins ?
Les plus jeunes de l’équipe continuent de raboter. A la main.
Yao-le-cuisinier vient me soumettre trois propositions pour ce midi : pizza avec thon et champignons, spaghetti bolognaise
- Une recette de Daniel, sûrement ?
- Mais qu’est-ce qui se passe, douchka ? Tu le cherches, ton vieux copain ?
poulet avec frites. Blanc de Blanc, encore ! Il doit aimer préparer ça, Yao (que j’appelais, il y a trois ans, « Yao, le cuisinier allemand »). Et il profite du fait que Gougoui se trouve à Lomé et qu’il mangera au Quilombo… J’imagine aussi qu’on a peut-être déjà fait le tour de la carte togolaise habituelle…
Et d’ailleurs, tout comme j’avais décidé
- Mobudiééé !
de ne plus te parler d’abondance des clients, je décide, « à partir ya lelo »
- Mobudiééé !
qu’on ne parlera plus de bouffe (sauf à l’occasion, quelques recettes non encore éprouvées, des bâfreries à s’en faire péter la sous-ventrière, des plats exceptionnels) (des spéciaux ou des exquis) (que tu ne voudrais certainement pas rater). J’avais déjà supprimé l’entrée et le dessert. Et maintenant je supprime le plat principal…
Je ne te parle plus de bouffe et, toi, tu ne me parles plus de régime, ça te va ? Je t’inviterai quand même à certains repas qui sortiront vraiment de l’ordinaire : la sauce épinard (avec du poisson fumé, du bœuf, du crabe, du poulet), le porcelet au four, les escargots de terre lavés avec beaucoup de citron, les perdrix sauvages flambées au sodabi, ça te va ? Et pour contourner l’embargo (et que personne n’en sache rien) j’appellerai ça des « spéciales » ou des « exquises », ça te va ?
- Chéri Micheton (et cher chaland tout plein de pognon) veux-tu de l’espécial ou du missionnaire de Scheut ? Veux-tu que je te fasse la « chose » comme on ne te l’a sûrement jamais faite ? Chérie Go, chère demoiselle non-accompagnée du night-club Aquarius, fleurant bon l’ilang-ilang, quelles sont tes spécialités audacieuses (en sus de tes expertises confirmées) ? Comtesse et chère cliente, permettez-moi de vous offrir cette exquise ? Imaginez-vous seulement, Baron et cher client, les exquises que je pourrais vous inviter à partager ce soir ?
- Et quelle est la différence entre une « spéciale » et une « exquise », douchka ?
- La « spéciale », c’est intéressant, ça gratte, c’est piquant mais ce n’est pas le grand amour. Ça fait bander sec mais ça ne permet pas d’atteindre le véritable orgasme ! Et encore moins l’extase !
- Tandis que l’ « exquise »…
- Eeeh ! Eeeeh ! Eeeeeeeh ! Aolooooooooooooo !
- Vraiment ?
Mawussi me demande si je n’ai pas des médicaments. Elle souffre des reins.
- Les reins ? Où ça précisément ?
- Autour des hanches.
Elle a ses klottes ou quoi ? Je lui refile
- On peut en prendre deux à la fois. Pas plus.
une plaquette d’aspirines, ai-je bien fait ?
Une heure cinq. J’ai écrit tout ce que j’avais à écrire et j’ai fini de déjeuner.
- Et ton régime, douchka ?
- Qu’est-ce qu’on avait dit, petite chérie ? On ne parle plus de régime (je me demande quand même où situer le piment dans mon régime) (d’une part ça me fait manger plus vite et en plus grande quantité) (et d’autre part, qu’est-ce que ça peut me faire chier quand j’en abuse !). Oublie ça !
Ça fait déjà sept heures que je suis debout et tu te réveilles à peine, petite chérie ? Pour le scrabble ?
A quoi vais-je occuper mon après-midi ? Me couper les ongles et te lire les journaux (ne pas oublier de les garder pour Nzema Omba et de les ramener à Ixelles-Matonge) ?
Coupage d’ongles. Gougoui m’a donné les instruments adéquats.
D’abord les ongles des mains. Les autres, ceux des orteils, on verra plus tard. Ils sont trop loin et je ne suis plus aussi souple qu’avant.
- On ne mange pas les ongles des gens (je m’adresse à tout le monde, aux chiens et aux fourmis) ! On ne les ramasse pas non plus pour en faire des grigris !
Lecture des journaux sur la terrasse. Prise de notes.
Je serai bientôt à court de fiches. Heureusement que Gougoui m’a donné un paquet de papier à lettre de récupération (portant l’en-tête du Syndicat Intercommunal d’Assainissement de la Région d’Etampes). Parfait.
Je repère un tas de grosses plumes (ou un gros tas de plumes ?) à côté du grand four (celui qui était attaqué par les termites). Les pintades ont finalement été exécutées ? Fo Bomboma rigole…
- Mais non, ça date du jour où on les a ramenées de Lomé. On leur a seulement coupé les ailes, pour qu’elles ne puissent pas s’envoler.
Je vais m’asseoir sur un banc, sous la paillote-loge du gardien. Et tenir compagnie à Yaovi (qui tresse ses paniers) et à Yao-le-cusinier qui se repose en écoutant la radio. Je ramasse un livre posé par terre. Ça s’intitule « Christ dans la trinité » et c’est signé par un pasteur Mauricien, un certain Jim Henry.
- Mais, douchka, qui peut bien lire ça ?
- On me dit que c’est Kossi, petite chérie !
Une voiture surchargée (un taxi de Lomé loué par une commerçante ?) passe lentement devant le portail, en provenance de Todomé ou d’un village environnant, le coffre rempli de sacs (de maïs ?).
Somnolence.
Je tente de m’asseoir sur le hamac que Kafui a installé ce matin. Et, évidemment, le hamac se décroche et je me casse la gueule. Avec élégance. Les chiens ne rigolent même pas. Ils ont l’habitude.
Je n’ai plus de femme et je me fais aimer par des chiens.
Les chiens, moi je les caresse quand je veux, comme je veux et où je veux ! Na ! Et ça doit toujours leur plaire ! Na ! Ils n’ont pas à me dire là où je dois les câliner et de quelle manière je dois leur faire des mignardises ! Na !
- Oh, le salaud ! Oh, le super macho ! J’ai déjà entendu ça quelque part.
Si Ana me téléphonait, elle me rappellerait à mes devoirs.
- Tu me racontes tout ce qui se passe à Nassogne, mais à Lomé, que se passe-t-il ?
- Ah oui, j’avais promis de te lire la « petite gazette » des journaux de Lomé, petite chérie. J’allais oublier. Je t’ai préparé ça, voilà.
Pas grand-chose. Rien de notable.
Les ramasseurs d’ordures sont accusés de salir les rues de la ville (Golfe Info). Les forces de l’ordre harcèlent les prostituées de Bè, surtout les prostituées ghanéennes qui se sont installées en face de la maison du chef Aklassou, et exigent de chacune d’elles une tontine de 500 francs CFA (Nouvelle ère)…
Golfe Info signale également qu’il y aurait de l’insécurité à Lomé, des « rues piégées et des nuits incertaines » : « Au secours ! Au secours ! Il a piqué mon sac à main ! Zemidjan, rattrapez-le » s’écrie une jeune dame sur une moto. Les voleurs, à deux sur une autre moto, avaient choisi leur victime, l’avaient filée à distance et, ayant trouvé un position favorable, s’étaient emparés du sac de la madame alors que celle-ci se trouvait à l’arrêt devant des feux tricolores…Rien d’extraordinaire… On fait mieux à Bruxelles, au croisement de la rue de l’Hôtel des Monnaies et de la rue de la Victoire, près de la Brasserie de l’Union…
Rappelle-toi de Fo. B, dont je ne t’avais pas lu une chronique, intitulée « L’Allumeuse », parue dans Liberté Hebdo de la semaine dernière. Tu te rappelles maintenant ? Même que tu m’avais trouvé frustrant. Eh bien, dans le numéro d’hier du même hebdomadaire, Fo. B en a rédigé une autre, intitulée « Dans l’attente », qui raconte les aventures de Virginie (« veuve allemagnaise » abandonnée par son grimpeur depuis de nombreuses années mais qui ne s’est pas réfugiée pour autant « dans ces innombrables et innommables ministères du Christ qui pullulent ») et de Dosseh (qui est devenu la « roue de secours » de la Pénélope) A mon avis, tu aimerais… Quoique… Mais je ne te lirai pas cette chronique-là non plus… Du moins pas à haute voix…
Ouais, c’est vraiment trop hard ! Et qu’en penserait Gougoui (déjà que « Places des fêtes » de Sami tchak l’avait rendu perplexe) (tandis qu’Ana et Nicole ont adoré !) ?
Kafui rentre le hamac.
Gougoui donne à manger aux chiens. Une bouillie, servie généreusement et
- Mais, tu verras, demain matin tout sera fini, il ne restera plus rien.
faite de pâte de maïs (en petites boules) mélangée à des restes et à des os (quelquefois offerts par le propriétaire de la superette Concorde, avenue des Tecks, à Bè-Klikamé, qui est déjà venu au gîte et a apprécié l’endroit !) (et les chiens ?). Et aussi, quand ça se présente, avec de la poule grippée, de la vache fêlée, du mouton chiassant et du porc pesteux ?
Les clients qui ont réservé toutes les chambres (d’en haut et d’en bas) (sauf la mienne) pour les fêtes de Noël « en famille »…
- Les clients ? Tu avais dit que tu n’en parlerais plu, douchka…
- Ils ne sont pas encore là. Donc je peux en parler, non ?
ont déposé une avance au Quilombo. Sans doute Gougoui ira-t-il demain à Lomé. Déposer l’avance sur son compte et entendre tourner le nouveau moteur de sa deuxième voiture.
Le vieux Kluvi fait son rapport.
La nuit dernière, de jeunes vauriens sont venus (dans le champ de Kossi ?) voler du deha (qui coulait goutte à goutte à goutte à goutte à goutte dans des calebasses).
Mais non, petite chérie, je n’y suis pour rien. Je n’avais « envoyé » personne…
Terne journée. Lourde et morne.
- As-tu au moins gagné au scrabble, petite chérie ? Tu m’aimes ? Combien de parties sur combien ?
Tu me manques et je n’ai rien écrit de bon. Et je me demande aussi
- Tu ne voulais pas m’inquiéter, salope ?
pourquoi tu ne m’as rien dit à propos de ton œil.
Est-ce à dire que je ne te suis pas suffisamment nécessaire ? Est-ce à dire que je ne te manque pas assez ?
Je me demande où sont passées les chauves-souris.
Dodo.