lundi 26 avril 2010

A Nassogne - Le douzième jour

Didier de Lannoy
A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
avec des personnages réels, se passant en un lieu précis, à une époque déterminée
2005-2006
Extraits

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Le douzième jour.


Cinq heures trente.

Je me brosse les dents dans une demi-obscurité (je te rappelle qu’on ne peut pas parler aux gens tant qu’on ne s’est pas lavé la bouche). Le jour se lève et, tout de suite, je commence à taper sur mon clavier (peut-on taper à la machine sans s’être brossé les dents ?). Mais pas trop fort. Il ne faudrait pas que je réveille Fo Bomboma qui dort en face, dans la chambre numéro six.

Mais l’apathie des précédentes journées n’est pas encore tout à fait levée. Je fatigue, je fatigue, je fatigue. Je patauge. Je m’embourbe. Je tourne en rond. Le câble d’alimentation est rompu ? Le piston est griffé ? Je manque d’inputs ? Ou serait-ce le roulement à billes ? Ou encore, comme tu le penses, le gagaragassou ?

Plus que dix-neuf jours (ou vingt) ou encore dix-neuf jours (ou vingt) ?

Aurai-je assez d’étoffe pour écrire tout un mois ? Sans faillir, sans faiblir, sans lasser ? Tiendrai-je la distance ou serai-je un éjaculateur précoce ?

Débanderai-je trop tôt ?

- Gros du bide, ça va ?

Ana me bouscule.

- Reprends-toi, douchka !

Ana m’interpelle, me saisit par les épaules et me pousse dans l’escalier.

Que je me ressaisisse ? Que je retrouve du tonus (depuis qu’Ana ne me remplit plus mon semainier) (Anaaa !) (je ne pense plus à prendre

- Ceux qui rendent beau, ceux qui rendent jeune, ceux qui rendent fort !

les drogues du féticheur Beeth) ? Que je rebondisse ?

Mais ne plus pouvoir parler des clients et de bouffe, ça limite les sources d’inspiration (je me voyais déjà réécrire le bouquin de Michel et de Jipéji à Nassogne…), non ? Comment en trouver d’autres ?

- Ça ne t’empêche pas de manger, mon gros !

- Il faut bien nourrir son inspiration, petite chérie ! Surtout quand elle défaille…

Fini de surfer. Et trêve de ressurgences moites et de retrouvailles ringardes. Le temps de la (re)découverte est terminé. Il faut vivre aujourd’hui, avec les gens d’aujourd’hui. Ici avec les gens d’ici. Oublions (un peu) les bistrots d’Ixelles-Matonge. Oublions (beaucoup) le régime qu’Ana veut me faire suivre. Il faut à présent s’intégrer.

Mais peut-être devrais-je quand même aller faire un tour à Lomé ? Ou passer la matinée à Badja ? Rendre visite au chef canton (Gougoui a-t-il oublié que nous devions aller le saluer cette semaine ?) ou à Maître Benoît ? Lui commander d’autres pantalons wax ?

Pour les enfants. Ou pour Alain Brezault (ça va faire un tabac

- Ah non, je me rappelle, petite chérie, qu’Alain n’aime pas trop ce genre de fringues ! Un jour tu lui avais offert un boubou sénégalais, non ? Et, à ma connaissance, il ne l’a jamais porté…

à Boitsfort ?). Ou pour Henri Jouant (ça va faire un tabac à Liège ?). Ou pour Jan De Cort (ça va faire un tabac à Affligem ?). Ou pour Didier L’Homme (ça va faire un tabac à Landen ?)…

Un tabac ? Pourquoi ça un tabac ? J’adore ne plus avoir de dictionnaire sous la main. Que je me sente obligé de consulter. Comme un petit catéchisme (approuver ce qui est hallal, interdire ce qui est haram) ou comme un GPS ou une carte routière.

Et Hortense, que devient-elle ? ma grande fille est certes passée me voir la veille de mon départ. Avec Lohile. Mais elle ne m’a pas toujours pas téléphoné.

C’est parce que Lianja a oublié d’installer une photo d’elle sur mon ordinateur qu’elle ne m’appelle pas ?

Et Djuna et Lianja n’ont pas la même excuse…

Mais (heureusement ?) il se passe toujours quelque chose au château (et il leur arrive toujours quelque chose, aux gens) (aux plantes, aux arbres, aux oiseaux) (et même aux poteaux des paillotes …). Surtout le matin et surtout le soir.

L’oncle de Gougoui est venu d’Assahoun. Très tôt. Il attend sous la petite paillote « poste de contrôle ». Je vais le saluer. C’est le chef scout de la région. Il a près de soixante dix ans (à quel âge s’arrête-t-on de scouter dans la préfecture de l’Avé ?) et porte trois bûchettes ?

- Des quoi, douchka ?

- Des bûchettes, petite chérie. C’est quelque chose comme des étoiles ou des barrettes chez les scouts. Ça doit correspondre à un grade élevé, j’imagine, chez les faiseurs de noeuds. Demain, l’oncle de Gougoui organise une grande réunion à Assahoun et (c’est un gars vachement optimiste) (comme Chirac ou Mitterrand à la fin de leur deuxième mandat ?) présente son programme d’action pour les années à venir. Il demande que Kluvi puisse se joindre à la réunion.

On doit encore changer un ou deux poteaux qui soutiennent la seconde paillote de l’« espace privé » (pas la « cuisine en plein air » mais l’autre, la paillote d’agrément). Une nouvelle attaque de termites.

Gougoui s’étonne.

- A croire que j’ai changé d’huile de voiture trop tôt. Ça fait à peine un mois qu’on les avait badigeonnés, ces poteaux-là. Mon huile de vidange était encore trop propre. Elle ne devait pas sentir assez mauvais pour faire fuir les termites

Les termites attaquent uniquement par voie terrestre ? Il n’y a jamais d’attaques aériennes ?

Bon soyons clair, on ne s’y retrouve plus. Récapitulons. Il y a, à ce jour, combien de paillotes dans le parc du château de Nassogne ?

- Il y a la grande paillote en haut du parc et, plus bas, la petite paillote qui sert de poste de contrôle à Gougoui (tu te rappelles, celle où Nicole avait l’habitude de se cogner la tête) (et dans laquelle Gougoui règle ses affaires avec Roger, la famille d’Assahoun et les gens de Badja qui viennent le solliciter). Il y a ensuite les deux paillotes qui se trouvent dans l’« espace privé », la paillote « cuisine en plein air » (avec le grill et la cuisinière à charbon) et une paillote d’agrément, sous laquelle se trouvent une table et des fauteuils en bois (peints en vert) dont Gougoui et Nicole ont fait leur salle à manger particulière et qu’on appellera désormais, pour la facilité de la lecture, la paillote « salle à manger particulière ». Ça va comme ça ?

- Tu me prends pour qui, bandecon ? Je connais Nassogne aussi bien (si pas mieux) que toi. Et puis tu oublies la paillote-loge du gardien, à l’entrée, non ? Et la case en banco avec un toit de chaume…

- C’est une maison, ça, petite chérie ! Ce n’est pas une paillote !

Si son mécanicien

- Le nouveau moteur, ça tourne ?

l’appelle, Gougoui descendra à Lomé. Eventuellement se faire rembourser le moteur (s’il ne tourne pas). Et déposer à son compte l’avance versée hier soir (entre les mains de Désirée, au Quilombo) par les clients qui ont réservé pour les fêtes.

Gougoui m’annonce que Roger Atikpati doit passer ce matin. Il faut que je pense à lui remettre notre contribution, à Ana et à moi, pour le deuil.

Je n’arrête pas de boire du café et je n’arrête pas de pisser (une seule tasse et ma vessie est déjà pleine !).

- Le diabète ?

- Non, Gougoui , la prostate. Vingt-sept ans de mobutisme (ou presque) (je parle de la durée de mon règne sous Mobutu, évidemment !) (pas de la durée de son règne à lui !), ça laisse des traces, non ?

Mais je crois avoir trouvé le truc. Je ne pisse plus debout. Je pisse assis. Comme ma petite chérie. Ainsi, je presse bien mes citrons et je ne laisse plus tomber de gouttes sur ou dans mon slip et/ou sur mon pantalon wax.

Ni sur mes mapapas (ici, on appelle ça des djimakplas) (djimakpla, ça veut dire « mal élevé », « impoli »… parce que faire du bruit en marchant, traîner les pieds en raclant le sol avec ses sandalettes, c’est faire preuve d’une très mauvaise éduction) (on est plus respectueux quand on marche pieds nus ?)

Et pourquoi ne pas en profiter pour essayer, l’une après l’autre, chacune des treize toilettes du château ? Pourquoi toujours m’asseoir en face de Saint Pacôme (qui, tout bas, dit ses mâtines) ?

« Le diable un jour ayant trouvé

Saint Pacôme sur un privé

Qui, tout bas, disait ses mâtines

Voilà, dit-il un bien sale lieu

Ne crains-tu pas d’offenser Dieu

En le priant sur des latrines ?

Lors le bon saint lui repart

Que cela ne te mette en peine

Ce qui monte en haut, Dieu le prenne

Ce qui tombe en bas est ta part ».


Je ne sais pas qui a écrit ce machin-là (il faudrait quand même que je demande

- Eliane ? Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans, douchka ?

-Le desssin original, c’est elle, me semble-t-il, qui l’avait accroché au mur des toilettes de Nassogne (Belgique).

à ma grande sœur, Eliane), mais j’adore. Et Gougoui aussi. Et Nicole aussi. Et Ana aussi. Et Kinvi aussi. Et Mohamed aussi. Et Hans aussi. Et Jamal aussi. Et Toula aussi. Et tous les autres anciens Nassognards de Nassogne (Belgique) aussi. Et surtout Antoinette (elle a été au couvent et la diable a dû sûrement la tourmenter).

Kafui donne un coup de balai dans le salon. Kossi affûte son coupe-coupe. Sur une pierre à aiguiser venant de Kpalimé (qu’il humidifie avec du citron).

En fait, cette dernière nuit, Fo Bomboma n’a pas dormi dans la chambre numéro six. Mais chez lui (dans une des deux petites maisons du haut) avec sa femme. Elle est arrivée de Lomé, hier soir. Elle ne se sentait pas bien.

- Et comment va-t-elle à présent, ta femme, Bomboma ?

- Je voudrais la conduire à l’hôpital.

- Où ça ?

- A Badja même, Papa Didier.

- Et combien ça coûte la consultation ?

- Rien ou pas grand-chose mais ce sont les produits qui reviennent cher.

- Quand elle sera de retour, j’irai la saluer.

Les canards se promènent à la queue leu leu. Mais pas les poules. Elles sont plus indépendantes ?

Le pique-bœuf (toujours le même ?) qui a perdu son bœuf continue d’arpenter la pelouse du parc.

- Et les bandes d’oiseaux tisserins, douchka ?

- Les colonies de tisserins qui avaient installé leurs nids dans les grands eucalyptus, près de l’entrée, du côté du parking et des actuels bungalows, petite chérie ?

- Ben oui… Mais cesse de me parler comme ça, dans ton français tout frais chié, tu t’imagines que je ne sais rien de tout ça ? Tu te prends pour Kafui ou Yao-le-cuisinier ? Tu essaies de me faire passer pour une cliente à qui tu fais visiter le château ?

- Bon, ils faisaient un boucan pas possible et ils cochonnaient la carrosserie des voitures des clients. Gougoui a dû les chasser.

- Comment ça, en mettant le feu aux nids, en coupant les arbres, en abattant les oiseaux à la carabine ?

- A coup de catapultes. C’était ce qu’il y avait de plus facile, petite chérie et c’était plus écologique que la carabine, non ? Gougoui a embauché deux gamins qui ont passé toute une journée à ça !

- Et qu’ont-ils fait des oiseaux morts ? Des brochettes ?

- Des brochettes d’oiseaux tisserins ? Jamais. On ne mange pas ça ici, petite chérie.

Gougoui supervise les travaux de l’atelier-salon de musique. Ça avance.

- Et comme ça, je pourrai libérer notre chambre de toutes les caisses (les amplis, les micros, la sono, la basse…) qui l’encombrent. C’est Nicole qui va être contente…

- Je ne veux pas en entendre parler !

L’atelier-salon de musique ! Le donjon secret de Gougoui ! Le local dont il a toujours rêvé depuis qu’il chante et joue de la musique !

- Et qui devrait intéresser beaucoup d’autres musiciens aussi. Il n’y a pas de local de répétitions à Lomé… Ça pourrait amener pas mal monde au gîte, créer du « mouve »…

Les raboteurs rabotent. Fo Bomboma peint le plafond (il étale d’abord une couche de sable par terre pour ne pas faire de taches sur le sol) (il l’enlèvera après).

Midi.

Ça sent le riz ? Le riz brûlé ? Est-ce possible ?

Mais non, ce n’est pas du riz, c’est de la pâte de maïs et de manioc. Mélangés. Et rien n’a brûlé.

Gougoui n’étant pas parti à Lomé, on ne mangera donc pas du Blanc aujourd’hui. Mais, avec la semoule, deux « sauces », bien togolaises. Et quoique je me le sois presque interdit

- Mobudiééé !

je dois cependant te dire lesquelles: une sauce gombo parfaitement gluante (avec un peu de porc) (tu adores ça, non ?) et une sauce « moambe », qu’on appelle ici du deku (avec

- Le plat dont tout le monde raffole ici. Le plat pour lequel Kudjo a quitté un boulot qu’il avait au Burkina-Faso : pas de deku, pas de gari, ces gens-là ne savent pas manger…

du mouton et du poisson fumé mélangés)…Ce ne sont pas des « ordinaires »…

- C’est quoi les « ordinaires » alors, douchka ?

- La nourriture des Yovos (quoique, le gigot de mouton d’Alain… et le rôti de porc d’A1ain…), petite chérie.

Ce sont des « spéciales » ou des « exquises » ? Ça dépend du goût de chacun. De toute manière, ça sort tout à fait de l’ordinaire.

Deux sauces. Qu’est-ce qu’on a bien bâfré (tous les bourgeois d’ici

- Mais je ne veux pas que tu deviennes un bourgeois, douchka !

- Wallaï ! C’est comment ? On ne peut plus s’intégrer, maintenant ?

- Azui !

ont un petit bedon et quelques bourrelets de graisse) (et ils en sont plutôt fiers !) (ils affichent ainsi leur statut social, non ?) (et ça ne les empêche pas de jouer au foot avec leurs enfants, en short et torse nu, sur la pelouse du château) ! Il faut absolument que je m’écrase…

- Bouffe, dormir !

Aplati. Amorti. Abruti. Avachi.

Comme Pit après avoir englouti sa bouillie. Couché sur la terrasse ou sous la paillote-loge du vieux Kluvi. Personne ne vient lui renifler le cul (parce qu’il ne dégage plus d’odeurs prenantes entre les jambes ?). Et Pit ne se donne même plus la peine de se nettoyer, à grands coups de langue râpeuse, ce qui lui reste de bloms (pour essayer de convaincre encore qui de quoi seulement, tu rêves ?)

Le nouveau moteur de la deuxième voiture semble ne pas bien fonctionner. C’est la galère. Gougoui devra-t-il retourner à Lomé ? Rendre le moteur et reprendre ses sous ?

Gougoui arrive à joindre Roger Atikpati au téléphone. Il va régler le problème.

- Il ne passera pas aujourd’hui alors, Roger ?

- Non, demain.

Je me sers de café… je m’étends sur le lit (à l’envers, pour avoir plus de lumière)… je prends mon polar (tu sais bien, ce bouquin-là que j’ai déjà lu, il y a trois ans, et qui ne devrait pas trop me compliquer la vie)… et je me mets à lire…

Au pied de mon lit, le café est tout à fait froid… Et mon T-shirt est trempé… J’ai dû dormir… un certain temps…

- Avec ton masque, douchka ?

- Sans mon masque, petite chérie ! le sommeil m’a pris par surprise !

Seize heures. Il est temps que j’aille aux nouvelles.

Je ne vois pas Kafui. Sans doute n’est-elle pas encore rentrée du Quilombo où elle est allée chercher un poulet dans le congélateur. Kossi a planté de jeunes arbustes tout autour de la paillote « salle à manger particulière » de l’ « espace privé ». Il lave à présent des chaises vertes en bois (qu’il place ensuite sous la paillote).

- Et Kudjo (l’homme qui est toujours de bonne humeur) tu ne m’en parles pas aujourd’hui, douchka ?

- Je ne l’ai pas vu de toute la journée !

. Mawussi balaie à l’extérieur. Sous les eucalyptus ?

- Et les reins ?

- Ça va.

Fo Bomboma continue à peindre les poutres transversales du plafond de l’atelier-salon de musique. Il a un peu de peinture bleue sur les joues.

- Et Lucia, comment se porte-t-elle, Bomboma, elle est allée à l’hôpital ?

- Elle n’est pas encore revenue.

Il y a du monde sous la petite paillote (qui est, avant tout, le poste de contrôle de Gougoui et le lieu où il reçoit les personnes qui ne sont pas de vrais « clients »… mais plutôt des solliciteurs). Je ne m’approche pas (et puis j’ai des notes à prendre et je ne puis pas faire ça devant les gens).

Coup de téléphone. Mawussi décroche. C’est pour Fo Bomboma. Des nouvelles de sa femme ? Mawussi appelle Fo Bomboma mais quand celui-ci arrive, la communication s’est déjà coupée.

Je pars tenir compagnie à Yao-le-cuisinier sous la paillote-loge du gardien (le livre du pasteur Mauricien, Jim Henry, est toujours à la même place, sur le sol).

- Tu m’excuseras si je prends des notes tout le temps, Yao, je suis en train de rédiger un bouquin… Mais j’écris aussi parce que je commence à perdre la mémoire (il y a plusieurs trucs qui peuvent déclencher une vocation d’écrivain, non ?)…

- Et les Djuna et les Lianja, quand est-ce qu’ils vont venir ?

- Pas maintenant ils ont des choses à faire. Et puis un billet d’avion pour Lomé, ça coûte cher. Il faut d’abord qu’ils trouvent de l’argent.

- Et Nassogne en Belgique, ça fonctionne ?

- C’est fini. On a vendu. Je n’étais pas le seul propriétaire. Il y avait aussi mes sœurs et mon frère. Mes soeurs ont voulu vendre. Mon frère ça l’arrangeait moins. La baraque qu’on possédait là-bas, il y vivait depuis tellement longtemps, il y avait tellement de souvenirs (et de brols, dirait Ana ?) qu’il considérait cet endroit comme son espace à lui, un domaine personnel…

- Ils sont nombreux, les frères et soeurs ?

- Ils sont quatre. Trois filles (Eliane, Bernadette et Brigitte) et un garçon (Thierry).

Coup de klaxon à la barrière. Un Yovo débarque. En compagnie d’un Togolais. En taxi (n° 35797). De Lomé ? Yao-le-cuisinier les salue et les conduit à l’intérieur. Un Togolais, très à l’aise, en chemise noire et paraissant connaître les lieux. Un démarcheur ? Un Yovo avec un short qui descend à mi-cuisses, des lunettes d’intello (mais classes !) et un sac en bandoulière. Un anthropologue ? Un pasteur baptiste ?

Le vieux Kluvi s’amène. Je me présente à lui comme étant le nouveau gardien. Kluvi me confirme qu’il va participer à la réunion des scouts demain.

- Et ça se passe où ça ?

- Dans mon village.

Yaovi rentre dans la propriété avec une bouteille de deha. Les menuisiers ont fini de travailler pour la journée. Ils déposent leurs affaires dans l’ancienne maison de Fo Bomboma (qui leur est affectée), prennent une douche et se changent.

Kafui revient à l’instant du Quilombo (et pourtant elle est a quitté Nassogne aux environs d’onze heures !). Elle dit qu’il y a trop de voitures à Lomé… Et trop de camions… Et trop de zémidjans… Et qu’il est vraiment trop difficile de traverser les rues…

Gougoui se marre.

- On connaît ça ! Elle a passé l’après-midi avec Désirée ! A papoter ou à prier ! Ce sont leurs activités favorites à ces deux-là !

Dix-huit heures. Allumage du groupe. Deha et pop-corn. Préparé par Kafui. Avec le maïs du champ de Kossi ? Les chiens n’aiment pas le maïs bouilli mais ils adorent le pop-corn.

J’interroge Gougoui

- Le Yovo qui est passé tout à l’heure, c’était quoi ? un Yofo mofo, un Blanc tocard ?

- Non, c’est un gars qui est « en mission » de prospection pour un théâtre français. Sa boîte veut organiser une tournée en France avec une troupe de comédiens togolais. Il demande s’il est possible de réserver dix chambres pour une quinzaine de jours, vers le mois de mars, pour faire des répétitions avant le début de la tournée. Mais l’affaire n’est pas encore conclue. Le gars doit d’abord en référer au directeur de son théâtre.

Donc ce n’est pas encore un client. Donc je puis en parler. Donc j’en parle...

Princesse me téléphone. Elle me remercie pour la dérogation qu’elle a obtenue

- Si tu l’as eue, c’est parce que tu l’a méritée (et aussi grâce à Jean-Claude, eh !). On obtient toujours ce qu’on mérite (d’accord, ce n’est pas tout à fait vrai mais Princesse est encore jeune et il vaut mieux qu’elle garde encore ses illusions) (on les lui volera assez tôt). Je suis vraiment très heureux que tu m’aies appelé ! Mais on ne va pas la faire longue, ça te coûte de l’argent et…

- Attends, je vais te passer Tensia, elle veut absolument te dire bonjour.

- Bonjour Papa Didier !

- Bonjour Tensia ! Il fait froid à Ixelles-Matonge ?

- Oui, Papa Didier, très froid.

- Tu dois bien te couvrir, ma puce. En hiver, on ne fait plus la coquette. On s’habille chaudement. Avec un gros pull.

- Oui, Papa Didier.

Je fais l’inventaire des questions que je devrai poser à Ana si jamais elle me téléphone. Un bric à brac de questions. Comme un pagne zoba-zoba.

Comment va ton œil ? Tu as pensé à remercier Jean-Claude ? Comment va Hortense (je n’ai toujours pas eu de ses nouvelles). Et comment vont Djuna et Lianja ? Et Sukina ? Tu as des nouvelles de Lamin ? Et de Ngbanzo ? Tu n’oublies pas d’aller au Tournant pour la soirée « cochon » de Monik Dierckx (organisée par Philippe Guilmin, non ?) ? Tu m’aimes ?

Je n’ai pas encore terminé mon inventaire… et voilà qu’Ana téléphone.

Je pose la première question de ma liste (puis, après, je n’ai plus pu tenir le volant, c’est elle qui s’est mise à la place du conducteur, pendant presque tout le trajet, comme d’habitude).

- Comment va ton œil, petite chérie !

- Qui t’a dit ça, douchka ?

- Nadine et Eric.

- J’ai toujours un voile mais j’imagine que ça va passer. C’est une brûlure, il faut attendre que ça guérisse. Nadine m’a apporté des gouttes. Bon, je suppose que tu as une fiche sur toi. Alors note. C’est pour Gina, la coiffeuse nigériane des galeries de Matonge, la copine d’Honorine, tu dois lui ramener des zigitas, avec de grosses perles.

- Zigitas ou zigidas ?

- Zigitas !

- Oui, mais… mais…tu me vois acheter des trucs comme ça ? C’est comme acheter un des pilules ou des tampax…Tu me vois acheter des pilules ou des tampax chez une revendeuse de médicaments, petite chérie ?

- Chez une revendeuse, non. Il faudra bien que tu te rendes chez la pharmacienne de la Cité, bandecon.

- Et pour des ceintures de perles, je dois aller où ça, chez une ceinturière ou chez un oestriculteur ? Et puis, comment ça se dit ces trucs-là en français ? Ou en Guin ou en Ewé ou en Kabye ?

- Au Nigéria, ça s’appelle des djikitas. Gina dit que ça existe aussi au Togo. Tu n’as qu’à dire « des colliers de perles dont les femmes se ceignent les reins pour mettre leurs formes en valeur ».

- Wallaï ! Tu me vois vraiment dire ça ? J’aurais l’air malin…

- Fais un effort, douchka. Gina t’a offert des safus, non ? Et elle a besoin de ça pour un défilé de mode.

- OK, d’accord, on essayera ! Je vais « envoyer » Kafui. Si elle connaît des femmes à Lomé ou à Assahoun qui pourraient m’arranger ça …

- Et puis tu me ramènes aussi des calendriers de Nassogne pour Jamal. Je l’ai rencontré au Tournant et il m’avait l’air très déprimé. Il en a marre qu’on le prenne pour un barbu et il trouve que les gens sont de plus en plus cons.

Donc Ana est allée au Carrefour

- Avec Kabeya ?

chez Vieux Henri et Honorine (où elle a rencontré Gina) et au Tournant (où elle a rencontré Jamal). Avec Kabeya aussi ?

- Qu’est-ce que vous avez mangé (salope !) chez Malou, Kabeya et toi, petite chérie ?

- Du riz haïtien et du petit cochon de lait. Avec des courgettes. C’était délicieux.

- Et dis-moi, petite chérie (salope !), Kabeya, il a aimé la bouffe de Malou ?

- Tu le connais, ce n’est pas son genre de bouffe. Il était malheureux…

Ana ne m’entend pas bien et m’annonce qu’elle va me rappeler sur le vieux portable de Vieux Stany.

- J’ai eu Jean-Claude au téléphone et je l’ai remercié. Je lui ai dit qu’aussitôt après ton retour, on organisera une petite bouffe ensemble. Il a répondu qu’il y comptait bien.

- Oui, au Tournant, c’est une très bonne idée, petite chérie. A propos, téléphone à Moura. Elle a une histoire pas possible à te raconter. Et à Nicole aussi, je crois qu’on lui a enlevé son plâtre aujourd’hui.

Ana m’annonce qu’Eric a déposé Maëlle aujourd’hui au 21, rue Maes. Puis ils (Eric et Alice) sont venus la rechercher en fin de journée, avec Nyssia.

- Je les ai vues toutes les deux… Koko Anselme vient de sortir et m’a dit de te saluer de sa part. Il propose que sa femme s’occupe des deux petites. Elle s’ennuie toute seule dans leur appartement et ça l’occupera un peu. J’en parlerai à Eric.

Puis Ana me passe Lianja.

- Ça va Papounet ?

Et je lui pose des questions idiotes (je fais mon boulot de père quoi !), j’ouvre tous les dossiers qui font chier. Et tes études, comment ? Et ta voiture, comment ? Et tes amours, comment ? Et l’appartement de Soumaya, comment ? Et ta contribution aux travaux ménagers, comment ?

Il est de bonne composition. Il ne me raccroche pas au nez.

Gougoui, à son tour, prend (ou reçoit ?) des nouvelles de Nicole. Elle n’a pas encore enlevé son plâtre. Pour le tibia, ça va mais pas pour le péroné (ou l’inverse ?), elle devra encore attendre une bonne semaine. Au moins. Puis ce sera la rééducation. On ne la verra pas à Nassogne avant la fin du mois de janvier.

Plusieurs véhicules (des voitures et des camions) passent sur la route. Remplis de gens qui chantent.

Des piétons aussi.

Les chiens se reniflent le cul, se passent sous le ventre, s’agrippent par les pattes, se sautent dessus, se renversent, jouent et se font des papouilles. Mais quand quelqu’un passe sur la route, ils oublient leurs jeux, ils oublient leur sexe. Et foncent. En meute.

Gougoui les rappelle

- Pit (c’est quand même lui le chef) ! Piiit ! Reviens ici !

Il doit y avoir des funérailles à Todumé. Bientôt les tambours vont commencer à battre. Pour la veillée.

Une journée bien remplie ! Beaucoup de coups de téléphone. Trop d’informations à gérer. Ça me saoule.

Ça me venge des tristes journées d’hier et d’avant-hier, non ?

Ah oui, j’ai oublié de te dire… Mais de toute manière, je n’aurais pas pu, tu as téléphoné beaucoup trop tôt, petite chérie. Et donc je ne t’ai donc pas pu te raconter le terrible mouton yassa qu’on a mangé ce soir. Et d’ailleurs je m’étais interdit

- Mobudiééé !

de te parler de bouffe, non ?