lundi 26 avril 2010

A Nassogne - Le vingtième jour

Didier de Lannoy
A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
avec des personnages réels, se passant en un lieu précis, à une époque déterminée
2005-2006
Extraits

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Le vingtième jour


Six heures et quart.

J’avais beaucoup bossé toute la journée d’hier et croyais que j’avais pris de l’avance et que j’allais, enfin, avoir aujourd’hui, une matinée très tranquille. Et voilà que je me retrouve avec quatre informations à gérer. Avant même de m’être mis à l’écoute de Radio Nassogne et d’avoir recueilli tous les potins du château.

Il s’en est passé des choses, en effet, cette nuit !

Une panne de courant (je dormais et ça m’a réveillé). Un coup de téléphone d’Ana (je m’étais rendormi et ça m’a de nouveau réveillé). Une masturbation ratée (ça m’a carrément endormi). Et un retour catastrophique à Kinshasa (j’aurais mieux fait de me réveiller).

Kossi ramasse les feuilles mortes et bavarde avec François, le menuisier (le « moins âgé »), du côté de la grande paillote. Bomboma, Yao-le-cuisinier et Kafui vaquent. Et je te rappelle, petite chérie, que lorsque Yao est en congé, Mawussi ne commence pas son service avant neuf heures

- Et Kudjo ?

- Je ne le vois pas.

Vaquons aussi. Remettons-nous au travail.

Mais je bois d’abord une tasse de café (et un verre de jus d’orange) sur la terrasse. Et j’écrase une fourmi avec une de mes djimakplas. Délibérément. Ce n’est pas une très jolie façon de commencer sa journée…

Sept heures et quart. Une voiture se parque (également une grosse bagnole, rouge)

- C’est le mari de la dame qui… Elle a dû lui téléphoner avec son portable… Sinon son mari ne l’aurait jamais retrouvée ici…Je t’avais dit, elle n’est pas tout à fait claire, la bêcheuse…

Les bourges aussi ont des problèmes.

Il est allé la rejoindre dans sa chambre. Je ne les entends pas s’engueuler. Ni se réconcilier.

Le courant est tombé en panne vers trois heures et demi du matin. C’est l’arrêt du bruit des pales qui m’a réveillé. Ou le fait que mon masque respiratoire ne m’envoyait plus d’air au fond de la gorge, qu’il me bouchait les narines et que je commençais à étouffer.

J’ai enlevé mon masque. J’ai coupé le ventilateur. Je suis allé faire pipi (une petite giclée d’urine pour éliminer le stress). Et je me suis rapidement rendormi.

Une demi-heure après (vers quatre heures ici) (vers cinq heures à Ixelles-Matonge) le vieux portable de Vieux Stany se met à sonner, sonner, sonner.

Je me lève en tatonnant et je finis par décrocher… mais je n’entends rien.

Et, quelque minutes plus tard voilà que, à nouveau, Vieux Stany appelle, appelle, appelle. Et qu’il appelle encore.

L’angoisse ! La trouille ! Je me demande, évidemment, qui est mort. Tout en me disant, on se raccroche à ce que l’on peut, qu’au moins une personne a survécu. Celle qui me téléphone pour m’annoncer la nouvelle.

C’était Ana.

- J’ai voulu te faire une surprise, douchka. Je me suis dit que j’allais te réveiller. Tu es content ? Dis-moi que ça te fait plaisir !

Mais je pouvais à peine te répondre, petite chérie. On était en pleine nuit et je n’osais pas parler trop fort. La visiteuse dont je te parlais hier soir occupait la chambre voisine de la mienne (la chambre numéro cinq, celle de Michel et Odile, tu vois ?) et je ne voulais surtout pas la déranger.

Ce soir, Ana avait été invitée à manger chez Françoise et Alain. Un dîner très calme. Avec Arno et Merlin. Et puis, en rentrant à Ixelles-Matonge, comme elle ne trouvait pas où se parquer (et pour rendre Alain jaloux ?), elle est allée boire un dernier verre chez Vieux Henri.

- Le Carrefour était encore ouvert à cette heure-là, petite chérie ?

- Oui, j’étais étonnée. Même l’Ekeseni était déjà fermé.

- Et les nouvelles en bref, c’est quoi ?

- Ah, il n’y a pas que Soumaya qui a manqué de se tuer dans l’escalier, Sukina et Tensia ont bien failli y passer aussi. Elles ont risqué de mourir empoisonnées.

- Quoi ça ? Qu’est-ce que tu me racontes là ?

- Rassure-toi, douchka, elles vont bien maintenant.

- Et comment ça s’est passé ?

- Il semble que cela soit dû à du cabillaud avarié. Des blocs de poisson surgelés… puis dégelés… et puis recongelés sans doute. Sukina est allée voir le docteur Beeth mais, mis à part deux ou trois petites choses, tout va bien.

Ana m’annonce aussi que Lamin Kora

- Et Ngbanzo la Mangale ?

atterrit à Zaventem, en provenance de Barcelone, le vingt-quatre décembre à vingt-trois heures (ce jour-là et à cette heure-là ! il a dû obtenir une sacrée réduction, non ?) et qu’elle a fini par me trouver de l’encre pour mon imprimante.

- J’ai téléphoné partout, douchka. Et finalement (oui, on a ça !), j’en ai déniché dans un magasin de la rue Neuve. A l’Inno. Il faudra que j’y passe, un de ces prochains jours.

Ana me téléphone (et j’obtiens enfin des nouvelles de Sukina même si ce ne sont pas celles que j’aurais aimé recevoir) mais je me retiens de lui parler de ses cernes sous les yeux. Si je meurs dans deux ans, j’aurais fait non seulement (même si ça se chevauche pas mal) vingt-sept ans sous le régime de Mobutu mais aussi vingt-sept ans sous le régime d’Ana (nous sommes « collés » ensemble, officiellement, depuis dix-neuf cent quatre-vingt, non ?). A condition qu’elle ne nous

- Nous, douchka ?

- Moi et ceux pour qui tu as de l’importance, petite chérie.

fasse pas la mauvaise blague de mourir avant moi. Décidément, ces cernes sous les yeux, je n’aime pas beaucoup ça ! Si, au moins, elle faisait la fête tous les soirs ? Mais peut-être fait-elle la fête tous les soirs quand même, toute seule, dans le noir, et danse-t-elle jusqu’à l’aube devant le miroir de la salle à manger ? Sans même un mari (Anaaa !) pour la déranger et la châmailler et l’obliger à se mettre au lit et à regarder les « infos » à la télévision… et à faire « la chose »… Le pied, quoi !

Dix heures moins dix. Elle reste. Lui part.

- Tu sais bien, petite chérie, la dame qui… Et son mari qui….

La dame accompagne quand même le mari jusqu’à la voiture. Se sont-ils « rajustés » ? A suivre ?

- Je te connais, l’affaire sera bien suivie et on aura droit à tous les détails ! Mais la panne de courant, raconte !

Rien à en dire de particulier. Ça s’est coupé vers trois heures trente et, à cinq heures dix, le courant est revenu (le groupe était-il tombé à court d’essence et l’a-t-on fait redémarrer après avoir rempli à nouveau le réservoir ?) (ou Gougoui a-t-il rebranché le solaire après avoir constaté la défaillance du groupe ?). Si tu veux en savoir plus (mais le sujet n’est pas très bandant !), je demanderai des infos supplémentaires.

Ah oui, quand même… Après que tu aie téléphoné, j’ai voulu prendre quelques notes (avant de ne rien retenir de tout ce que tu m’as raconté) (eh, je bosse !) et j’ai dû écrire à la lumière de mon briquet (mais ça brûle !) et de mon portable… En poussant régulièrement sur la touche verte (OK).

Dix heures. La dame est assise sur la chaise à bascule de la terrasse. Je me sers de café. Elle est de meilleure humeur et consent à me dire bonjour. Il paraît même qu’elle a commandé à manger pour ce midi.

Je rejoins Gougoui sous la paillote « salle à manger particulière ». Il me raconte que, cette nuit, les fourmis rouges ont attaqué du côté du groupe électrogène (et qu’elles en ont siphonné l’essence ?). Mais on les a repoussées.

- C’est depuis qu’il ne pleut plus et qu’on arrose les parterres du parc. Les fourmis sont à la recherche d’humidité. Hier, c’était du côté des chambres. On leur a coupé la route et elles sont reparties vers les tecks.

Kossi (un pénis sort de la poche arrière de son pantalon) (celui auquel j’ai dû renoncer ?) signale un nouvel assaut du côté de la grande rotonde. Elles attaquent sur deux fronts. Elles se sont séparées.

Je vais voir ce qui se passe mais Gougoui me met en garde.

- Fais gaffe ! Elles ne piquent pas les pieds mais elles piquent plus haut. Surtout les fourmis-gendarmes. Elles remontent le long des jambes et c’est alors qu’elles piquent. Jamais en bas. Mawussi a déjà eu la blague. Les fourmis étaient remontées jusque dans son slip, sans qu’elle s’en aperçoive, puis elles se sont mises à la piquer. Il fallait voir comment tous les gars se marraient !

Je fais rapidement marche arrière. Surtout que je ne porte toujours pas de slip.

Kossi et Yaovi remplissent des arrosoirs avec de l’eau mélangée à du produit anti-fourmis et tentent de barrer le chemin aux envahisseurs et de les obliger à faire demi-tour.

Gougoui me demande si j’ai utilisé mon portable, cette nuit, vers quatre heures du matin.

- Oui, Ana m’a téléphoné.

- Je te dis ça parce que Crédo Tetteh m’a appelé tout à l’heure. En examinant son appareil, ce matin, il a constaté que deux appels en absence au moins avaient été enregistrés. Des appels passés vers quatre heures du matin. Emanant de moi, apparemment. De mon autre portable, celui dont je t’ai prêté la puce. Et il craignait qu’il ne me soit arrivé quelque chose ou qu’on m’ait attaqué.

- Tu lui présenteras mes excuses. Quand Ana m’a téléphoné la première fois (c’est seulement à son deuxième essai qu’elle est parvenue à m’atteindre), il n’y avait pas de courant et j’ai sûrement dû effectuer de mauvaises manipulations. Pousser sur la touche verte (OK) alors qu’Ana avait déjà raccroché, sans doute. Ou, après son appel, allumer mon portable pour pouvoir prendre des notes dans l’obscurité. Et le numéro de Crédo devait être toujours inscrit en mémoire. Tu l’as appelé à partir de cet appareil, il y a quelques jours, non ?

Dix heures trente. Je retourne travailler (…chercher la viande de chasse

- Tu peux pas t’arrêter, bandecon ? Tu fais chier !

- Tu m’aimes ?

- Oui, si tu arrêtes de faire chier !

pour nourrir la famille nombreuse) Et je me sers à nouveau de café. La dame n’est plus toute seule sur la terrasse. Quelqu’un l’a rejointe. Et paraît lui dispenser des conseils. Nous nous saluons. Un frère, un ami, un pasteur, un amant ? Non, c’est simplement le mari qui est revenu auprès de sa femme après être allé donner un coup de fil à Badja… Ce mari, j’en ai appris l’existence ce matin même (quand il est arrivé)… J’en ai suivi le départ, de loin, depuis la fenêtre de ma chambre-bureau qui donne sur le parking, tout à l’heure… Mais je ne l’avais pas encore rencontré. Il est jeune et plutôt beau gosse. Il n’a pas l’air antipathique. Ce n’est apparemment pas un cogneur. Peut-être un tortionnaire mental ?

- Comme toi, douchka !

- Salope !

- Azui !

Et Eric et Nadine, ils ne m’appellent plus ? Ils ont déjà « donné » ? Et Hortense, cela fait déjà quelques jours qu’elle a promis de me rappeler « demain ». Mes grands croient peut-être qu’ils ont fait tout leur devoir (s’assurer que le vieux a bien débarqué là où il devait aller) (et qu’il ne se retrouve pas plutôt en enfer ou dans un autre lieu d’ambiance) et que ça suffit ? Mais ce premier coup de fil, ce n’était qu’une mise en bouche, non ? Et toujours j’attends qu’on me serve « el primero plato » (que Nadine m’explique plus en détail

- Moi, j’ai besoin d’avoir peur deux fois et d’être rassuré deux fois !

ce qu’il est arrivé à Sukina et à Tensia) (et qu’Eric me dise ce qu’il pense de la proposition de Koko Anselme) (et qu’Hortense me fasse savoir où en sont les projets d’Olivier) (la pâte se lève ?) (et comment se porte à présent Percy, le petit bout) (qui déteste

- Je ne suis pas une fille !

qu’on l’appelle « ma puce ») (et qui préférerait sans doute qu’on l’appelle « mon chou » ?). Puis « el secundo plato ». Puis « el tercero plato » (tous ces plats qui se succédaient et dont me parlait la Mami de Valencia) (tandis qu’Ana me traduisait puisque je ne parle pas l’espagnol). Puis le fromage. Puis le dessert. Puis le cure-dent. Puis le café. Puis le pousse-café.

Au paradis, les visiteurs (les « picoleurs », les « affamés », les « hôtes » et les « usagers ») et le personnel reçoivent des communications en provenance du monde entier. On reçoit mais on ne « sort » pas ! Maître Pousser-Pousser et Vieux Jeune ont, depuis leur arrivée, sans doute, quelque peu exagéré… Après avoir vécu autant d’années sur terre, ils connaissaient tellement de gens et tellement de gens les connaissaient… L’appareil est à présent bloqué. Il fonctionne à sens unique, hic ! Pour éviter les abus…

- Menteur ! Et le vieux portable de Stany, celui sur lequel Gougoui a placé la puce de son deuxième portable, on lui a coupé le gagaragassou aussi ? Tu es aussi lokuteur qu’Hortense ! Espèce de bandecon !

Seize heures vingt. Je termine ma sieste (et apprendrai-je par après, pendant que je me reposais, Gougoui qui n’est pas infatigable mais qui n’a jamais le droit d’être fatigué, est allé à Assahoun, se réapprovionner d’urgence en boissons parce qu’un groupe de « picoleurs » avait vidé tout le stock, acheter de l’essence, etc)… Et j’ai vraiment bien dormi… Avec masque respiratoire et tout… Il faut dire que ma dernière nuit avait été particulièrement perturbée…

L’homme et la dame sont toujours là. Ce midi la dame a commandé du poulet avec des frites. Et son mari a mangé avec elle. Ils ont même fait un petit tour dans le parc après avoir mangé.

Ils sont, à présent, assis l’un à côté de l’autre sur la marche supérieure de l’escalier d’honneur. Il essaie de la convaincre de quelque chose.

Enfin, du deha pour terminer la journée !

Des branches de palmier commencent à me sortir par les oreilles ? Par les narines ou la bouche ou l’anus ou le nombril ? Et bientôt un régime de noix de palme me poussera entre les jambes ?

Du deha avec des arachides caramélisées préparées par Kafui.

Mais me permettras-tu, petite chérie, pour terminer cette journée bien remplie, de te servir cette autre « exquise » dont tu te rappelleras certainement la recette : la salade « telle qu’on l’aime et qu’on la prépare au Togo ». Avec une laitue, des tomates et des oignons, évidemment. Mais aussi avec des ignames, des sardines, des macaronis et du bœuf frit (découpé en très petits morceaux) (un peu plus gros que des lardons)?

Et, en plus, du porc en sauce, découpé de la même façon qu’à Kinshasa. Avec la couenne. Et, en plus encore, des bloms et du gari.

J’en rajoute ?

Ana ne me lâche pas les baskets.

- Et ta masturbation ratée, douchka, n’oublie pas de me la raconter avant d’aller te coucher. Ça me donnera peut-être des idées pour les nuits à venir. Moi aussi, parfois, je peux me sentir très seule le soir, tu sais ! Moi aussi, j’ai le droit d’avoir des envies !

- C’est après ton coup de téléphone, petite chérie. J’ai eu des « mauvaises pensées » comme disent les monpés et les masoeurs.

- A ton âge, c’est plutôt rassurant, douchka. C’est comme ton truc de pisser tout le temps. Ça prouve que tes appareils fonctionnent encore.

- De toute manière, je manquais d’inspiration…

- Mais tu aurais pu faire appel à tes souvenirs et te projeter un film « cochon » (à la façon de Monik Dierckx !) avec, comme vedettes principales, la réceptionniste souriante et charnue de l’hôtel Alcor ou, encore, la jolie revendeuse de tchoukoutou qui, à la fin de sa longue journée de travail, ressemble à une brochette de mouton enrobée de farine de maïs mélangée à de la sauce rouge ou, enfin, la « Go » rappeuse du night-club Aquarius, fleurant bon l’ilang-ilang ? Eeeh, eeeh, aolooo ?

- Non, non, petite chérie, tu ne me comprends pas…

J’explique à Ana que si je me suis retenu, c’est parce que j’estimais qu’il ne convenait pas (ce n’était pas « deftig », comme on dit en néerlandais), compte tenu de mon statut de beau-fils et d’ « hôte » privilégié du châtelain, de faire don de ma liqueur séminale

- Ta liqueur séminale, bandecon ? Ce truc visqueux qui sent le poisson pourri et qui n’est même pas alcoolisé (ou « cocolisé » comme l’ écrirait ton copain Ahoévia) ?

- Wallaï (mais précisons néanmoins, Ahoévia, je ne suis pas son pote, je suis seulement un de ses lecteurs… et un de ses fans) (je le cite parfois mais il ne me connaît même pas) ! Mais, dis-moi quand même, c’est comment alors, cette liqueur-là ?

- Beeek ! Voilà ce que c’est !

- Salope !

aux étoffes soyeuses du château de Nassogne. Eh oui, je ne pouvais quand même pas tirer un coup solitaire dans des draps que Kafui (très croyante !) (c’est peut-être pour ça que son mari s’est taillé à Libreville ?) (ou bien, tout simplement, s’est-il exilé au Gabon parce qu’on y trouve plus facilement du boulot, mieux payé ?) (mais ça ne l’a pas empêché de lui faire deux enfants, à sa femme , eh !) venait à peine de changer et que Mawussi, la bien sapée, la souriante et la boudeuse (l’alanguie !), aurait dû laver !

- Mais tu aurais pu faire ça dans ton gant de toilette, douchka ?

- Tout rêche et complètement sec, ça aurait manqué de chaleur et d’affection, petite chérie… Tu m’aimes ?

- Et dans tes chaussettes, douchka ? Tu n’avais qu’à les nettoyer toi-même, après, dans la salle de bains, non ?

- J’en ai deux paires à peine (ou trois) (dont l’une a été mise à laver) (ou deux), je me les garde pour porter mes bottines, le soir, sur la terrasse. Et préserver ainsi mes orteils des piqûres des moustiques …Tu m’aimes ?

- Mais tu aurais aussi pu faire ça ailleurs, non ?

- Tu ne voudrais quand même pas, petite chérie, que j’aille me masturber dans les toilettes communes (je déteste me masturber assis) (surtout quand on piétine devant la porte) ou sous une douche également commune (je déteste me masturber debout) (surtout lorsqu’on tambourine à la porte) ! Dis-moi que tu m’aimes !

Tout à l’heure, la dame et son mari sont sortis de la propriété. Ensemble. Dans la voiture du mari. Et les voilà maintenant qui reviennent. Ensemble. A pied.

Non, pas ensemble, c’est elle qui revient toute seule. Autant ! En jeans et en T-shirt orange. Accompagnée, dans l’obscurité, par Yao-le-cuisinier. Sans doute son mari l’a-t-il déposée à la barrière et est-il retourné à Lomé ? Se boudent-ils à nouveau ?

La journée est à présent terminée.

Aujourd’hui, j’ai un peu honte, je ne me suis pas (ou presque) (mis à part la dame et son mari) occupé des gens.

- Les gens ont enfin eu la paix, oui !

Je ne me suis occupé que de moi-même. Kudjo, je l’ai à peine vu. Gougoui me dit qu’il a continué son travail de remblayage de la route. Et Kossi et Yaovi aussi.

C’est moche, non ?

- Et les chiens, douchka ?

- Les chiens sont restés attachés toute la journée pour qu’ils n’emmerdent pas les visiteurs (les « picoleurs », les « affamés », les « hôtes » et les « usagers »). On vient à peine de les libérer.

Voici enfin venue l’heure d’aller se coucher mais Ana s’obstine, s’accroche, s’acharne. Elle ne veut pas me lâcher

- Et ton retour à Kinshasa, raconte ! Ça s’est bien passé ?

C’était avec toi et tous les cinq enfants. Vous aviez tous, pour l’occasion, pris un sacré coup de jeune.

Ça ne se passait pas à Mbanza-Mboma ni à Yolo-Nord… mais sur l’avenue du Comité Urbain… Au numéro vingt-sept…. Dans l’ancienne maison. Celle qui, avant d’être la tienne, avait longtemps été la maison de Maman Denise. Là-même où Sauter-Sauter s’était installé pendant quinze jours. Pour s’imprégner. Attendant que Kinshasa viennent jusqu’à lui.

La lumière était faible. Et, quelquefois, le projecteur se mettait à trembler. Les images étaient floues et le son peu audible. Les faux-plafonds menaçaient de tomber (tant dans les chambres, que dans le salon et la salle à manger), les murs étaient sales, les peintures étaient écaillées, la fosse septique débordait, les fenêtres-guillotines ne fermaient plus, les moustiquaires étaient déchirées. Toutes les prises de courant étaient arrachées et je ne voyais pas où j’allais pouvoir brancher mon appareil respiratoire. Des personnes très bruyantes occupaient la baraque en face, celle de Roland et de Catherine, les VDB. Nous, nous étions entassés tous à l’arrière de la maison, serrés les uns contre les autres, peureusement, frileusement, sous le toit en béton du couloir qui menait à de la cuisine. Et nous mangions par terre. Ou assis sur les marches de l’escalier qui donnait accès au jardin. Nous mangions des boîtes de sardines Anny, du corned-beef Exeter (ou était-ce encore de l’Emery ?), des œufs durs et des mikate (les botocoins de là-bas)…

Il y avait aussi une chienne. La vieille Ndumba. Appelée aussi Ndumba Ière. Etendue sur le sol. Comme un paillasson miteux avec quatre pattes, une queue et des oreilles dévorées par les mouches. Ndumba Ière était très grognonne mais elle faisait partie du décor. Et de la famille.

C’était tout à fait lamentable, sinistre, grotesque. Je n’avais plus de travail, plus de sécurité sociale et j’occupais encore une maison de l’Etat alors que, depuis ma mise au placard, je n’y avais plus droit (le soir, j’interdisais aux enfants d’allumer les néons extérieurs pour que les fonctionnaires du service de logement du Département de l’Enseignement Supérieur et Universitaire ne découvrent pas la fraude et ne nous chassent pas) (et, à l’intérieur, nous fonctionnions essentiellement à la bougie). Vous étiez jeunes et beaux. Vous m’aimiez bien. Et vous aviez même un peu pitié de moi. Mais vous me regardiez aussi avec des reproches dans les yeux. Muets mais acides comme du citron vert. Vous m’en vouliez, sans doute, parce que je vous avais mis dans la merde et que je n’avais pas été capable d’ « assurer ». J’avais été un père négligent, je n’avais pas amené mes enfants aussi loin qu’ils pouvaient aller. J’avais été un mari défaillant, je n’avais pas fait rêver, rire et jouir ma femme aussi souvent et aussi longtemps qu’elle l’aurait mérité. Et je me rendais compte que, tôt ou tard vous alliez tous me quitter. Pour pouvoir vivre votre vie à vous. Enfin libérés. Toi, petite chérie. Et vous, mes enfants. Les uns après les autres. Tous. J’étais devenu laid. J’étais presque chauve et j’avais des joues molles et les peaux du cou flasques et toutes fripées. Mon dentier se décollait. J’avais des ulcères qui me donnaient des nausées. Je puais du bec et je transpirais. Je n’avais plus d’énergie et je m’éteignais à petit feu… Mes bloms pendouillaient lamentablement. J’avais attrapé un gros bide et des seins de matrone… Des amis étaient morts et d’autres avaient disparu. Je ne connaissais presque plus personne. Et presque plus personne ne me connaissait. Personne ne pouvait plus me rendre service. Et je ne pouvais plus rendre service à personne…

Nous étions pauvres et je me demandais comment on allait s’en sortir. J’étais complètement au bout de mon rouleau. Comme le vieux Monsieur Berger, tu te rappelles, qu’on voyait quelquefois traïner du côté du Colibri ? Qu’est-il donc devenu ? Pour subvenir aux besoins de la famille nombreuse (eh oui, à Kinshasa aussi j’allais à la mine

- Tu va la fermer, bandecon ? Ecrase ! T’es grotesque !

chercher la viande de chasse… !) j’élevais quelques poules et des quelques lapins au fond du jardin et j’organisais une classe de devoirs pour les enfants des bourges du quartier. Mais je ne savais pas m’occuper de poules et elles mouraient toutes, les unes après les autres, quand arrivait la saison sèche. Et les lapins creusaient des terriers et s’enfuyaient dans les parcelles voisines. Et mes élèves ne réussissaient pas très bien à l’école et leurs parents rechignaient à me régler mon dû.

Non, décidément, ce retour à Kinshasa, ça ne se passait pas trop bien.

C’est alors que je me suis résolu à entreprendre une ultime tentative… Ecrire un nouveau livre…

- Ecrire, c’est la seule chose que je sache encore faire, non ? Même pas ?

Un dernier « roman »… Pour la route…