A Nassogne
sous-titré Presque un mois chez Gougoui Kangni
roman,
2005-2006
Extraits
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Le quinzième jour
Très mal dormi. Réveillé plusieurs fois. Même eu (presque !) froid et me suis glissé (tu te rends compte !) sous les draps. Mal de tête depuis hier soir.
Vers cinq heures et demi du matin je vois une ombre passer, dans un roman anglais, sous la brume. C’est le vieux Kluvi qui quitte la terrasse et se dirige vers la barrière à l’entrée. Accompagné par tous les chiens. Sans doute a-t-il fini son service et se prépare-t-il à rentrer à la maison.
Je me rase, je me brosse les dents, je me lave les cheveux, je prends une douche. La totale ! Mon public méritait bien ça.
Aujourd’hui, c’est le Jour du Cochon (celui de Monik Dierckx) (on tue le cochon et on le découpe en parts sociales) (ce sera la fête au village !) ? Jipéji t’a appelé pour confirmer ? Tu y vas ?
Songe à me rappeler de te demander quel est le plat préféré de Kabeya (j’ai besoin de cette information pour le dernier chapitre de mon roman).
- Tu triches, douchka ?
- Aie confiance ! Oyebi ngai, non ?
- Justement, c’est parce que je te connais que je me méfie !
Yao-le-cuisinier achève de faire passer le café. Kafui balaie. Kossi aiguise son coupe-coupe (il n’en restera bientôt plus rien ?). Yaovi coupe l’herbe (et ne me paraît pas transpirer outre mesure). Je le félicite
- Le lapin en sauce était vraiment délicieux !
Chérita lave les « nacos ». Elle a bien dormi (pas d’araignées, pas de voleurs, pas de vaudous). Fo Bomboma m’annonce que Gougoui va descendre à Lomé tout à l’heure.
Ah oui ! Faire les comptes avec Ekoé qui a géré le Quilombo, toute la journée du dimanche.
- Et installer la décoration pour les fêtes !
Je remets un peu d’argent à Gougoui. A remettre à Ekoé. Qu’il m’achète, s’il en a le temps, de la musique congolaise pour Ana. Nouvelle ou ancienne. Tout ce qu’il peut trouver. On vend ça, notamment, dans une petite boutique, sur l’avenue des Tecks, tout près du Quilombo, avant La Concorde, juste à côté du rail.
- Tu m’avoueras quand même, petite chérie, que c’est plutôt culotté et que ça frôle l’indécence, non ? Je vis au Togo, chez un artiste-musicien Togolais et je dois lui demander, de ta part, d’acheter de la musique congolaise !
- Tu trouves, douchka ? Pour moi, c’est la musique que je préfère, celle que j’aime danser, celle qui me branche depuis que je suis toute petite…
- Tu veux mon avis, petite chérie, c’est carrément insultant. C’est du sous-régionalisme culturel de très bas niveau qui consternerait tous les vrais internationalistes. On dirait notre ami Kabeya qui rechigne à manger le riz haïtien, le cochon de lait et les courgettes préparés par Malou !
- Tu donnes ton avis, tu donnes, tu donnes… Mais est-ce qu’on t’a seulement demandé quelque chose, bandecon ?
Les chiens sont tous les trois sous la grande rotonde. Sur le podium. Ils jouent de la musique ou répètent une pièce de théâtre ? Ils friment ! Tout en surveillant de loin les coqs et les poules du vieux d’à côté qui squattent la pelouse du parc.
- Et Kudjo, douchka ?
- Kudjo, ce matin, est occupé à refaire les allées de la propriété, là où elles ont été abîmées par la saison des pluies.
Je recense et j’inventorie les médicaments que tu as placés dans ma valise. Je dépose toutes les boîtes sur le lit. Il y en a quatre (ainsi donc souffrirais-je de quatre pathologies différentes ?). Deux pour rester jeune, beau et fort (la vieillesse, c’est une pathologie ?). Un pour les ulcères et un dernier dont je ne sais pas trop à quoi ça peut bien servir… Rien pour la tension et rien pour la prostate ?
Je picore.
Yao-le-cuisinier repasse et plie (avec l’aide de Chérita) les draps que Mawussi (aujourd’hui en congé) a nettoyés hier.
- Mais quand même, Papa Didier, ce livre… C’est écrit ici, à Nassogne, quand même… Ça va venir aussi en Afrique ?
- Il faudrait d’abord trouver un éditeur qui l’accepte, Yao. Et je n’y compte pas trop. Je ne vais pas faire des photocopies, acheter de grandes enveloppes et des timbres et expédier mon manuscrit à tous les commerçants de papier de la planète. Je n’en ai pas les moyens. Et d’ailleurs, à mon âge, on ne fait plus le gigolo. Mais, de toute façon, j’enverrai mon roman à tous ceux de mes copains et de mes copines qui ont une adresse e-mail. En Europe, en Amérique et en Afrique aussi. Et je sortirai aussi mon bouquin sur mon imprimante, en un nombre très limité d’exemplaires, que j’enverrai ici.
Yao-le-cuisinier n’a rien à cirer de ce trop long discours. Comme mes enfants, il pense que
- Ameli radio ?
je parle trop (comme Ima ?) (comme Mariki ?) (comme Alain ?) et que je ne réponds pas directement aux questions posées et que je suis toujours (ou presque) en dehors du sujet. Mais il est poli… il se retient de bâiller… et il fait semblant d’écouter... en somnolant…
Dans son épreuve, Yao-le-cuisinier a encore bien de la chance. Je lui épargne mes réflexions mathématiques sur l’impact de la diffusion des messages e-mail (surtout ceux qui portent un document en annexe) (un lourd !). Je considère, en effet que si j’envoie un même message électronique, hic ! à 200 personnes, 100 personnes seulement le reçoivent (beaucoup déménagent et ne communiquent pas leur nouvelle adresse), 50 personnes finissent par découvrir qu’un document y est « attaché » (le roman, quoi !), 25 personnes se donnent la peine d’ouvrir ledit document et se posent éventuellement des questions (qui c’est qui a écrit ça et qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?), 12,5 personnes lisent le document (ou essayent de le lire parce que les parenthèses, c’est quand même chiant) (cela ne veut pas dire qu’ils l’impriment) (tout le monde n’a pas une imprimante) (et l’encre et le papier, ça coûte cher), 6,25 personnes sont perplexes mais décident d’être tolérants et de laisser leurs questions en suspens, 3,125 personnes prétendent qu’ils adhèrent (pour ne pas passer pour complètement ringards), 1,5625 personnes adorent (ou font semblant d’adorer). Je suis donc résolument optimiste. Un très petit nombre de personnes continuera à s’intéresser à ce que j’écris.
- 1,5625 personnes !
Et si j’envoyais mes textes à 800 adresses (encore faudrait-il que je mette de l’ordre dans mon carnet d’adresses et que je le complète ?) (ce que je n’ai pas encore fait et ne ferai sans doute pas d’ici la fin de mon séjour au château), j’obtiendrais des résultats plus entiers ?
- Il y a quelque chose qui cloche dans tes calculs, tu es encore en train de nous bourrer le mou, douchka ?
- Oui, mais de bonne foi, petite chérie. En toute innocence…Les mathématiques, tu le sais bien, ce n’est pas vraiment mon expertise !
- Tu as une expertise en quelque chose, toi ?
- Salope !
- Djimakpla !
Maître Benoît, appelé par Kafui, vient me voir. Sans radio mais avec une montre presque en or. Je lui passe commande de quatre nouveaux pantalons wax.
Je me remets au travail (pour nourrir…
- Ouais ! Et tes « Contes d’apnée », douchka ?
- Oubliés ! Remis à charge de la société globale !
- Et ton carnet d’adresses Outlook ?
- Egalement oublié, petite chérie ! Placé en réserve de la République !
la famille nombreuse) et je laisse la porte de ma chambre-bureau entrouverte. L’ouverture et la fermeture des portes répondent certainement à un code (je suis là, je ne suis pas là) (je peux être dérangé, je ne peux pas être dérangé) (je t’attends, je ne veux pas de toi) mais j’ignore lequel.
Et quand quelqu’un (ou, surtout, quelqu’une) se met devant ma porte, debout, sans rien dire, sans même tousser, et attend mon regard, ça veut aussi dire quelque chose ? Il faut que j’apprenne à lire les ombres ?
Moi, si je laisse ma porte ouverte, c’est pour l’aération.
Et alors quand je pète, c’est prudemment, avec respect, en essayant de ne pas faire trop de bruit pour ne pas déranger les gens qui circulent dans les couloirs du gîte.
Et quand je me gratte le nez, porte ouverte, je me déguise en penseur de Rodin.
Dans une chambre à côté quelqu’un tousse, une femme, par quintes, régulièrement. Ça dure depuis des heures. Ça s’arrête puis ça reprend. L’amour fait-il tousser ? Et la tuberculose, ça se transmet par relations bucco-génitales ?
- Et tu crois que le bruit de ton clavier, ça ne dérange personne, bandecon ? Tu tapes comme un malade ! Et tu crois, sans doute, que ça ne la dérange pas, elle ? Et la fumée de tes cigarettes ? Tu fumes comme un autre malade ! Tu t’imagines peut-être que ça ne l’indispose pas ?
- Dis-moi seulement que tu m’aimes !
- Va te faire…
Peut-être la madame a-t-elle mangé trop de frites (servies en chambre !) avec de la moutarde et du pili-pili, non ?
A Nassogne, sauf pour quelques hôtes ou usagers qui ne m’ont pas encore rencontré, je suis (presque) entré dans le paysage, je suis (presque) devenu invisible. Et ça ne me déplaît pas.
Oh là, les gens vont s’imaginer gens que je leur fais des confidences et que je leur livre des secrets ! Et ça pourrait même les mettre mal à l’aise ? Ou, au contraire, les ravir d’aise ? Qu’ils se détrompent ! Et qu’ils se méfient ! Plus je semble leur faire des confidences et plus les gens sont en droit de se méfier. Plus je me découvre et plus
- Mobudiééé !
les gens prennent froid.
Treize heures. Gougoui n’est pas là, sa conversation me manque, la pizza
- Avec de la pizza au menu, petite chérie, je peux faire régime tous les jours !
n’a jamais été mon truc (même si celles de Yao-le-cuisinier sont appréciées par tout le monde) (et surtout par des Canadiennes qui travaillent dans un projet machin) et j’ai à peine nourri mon imagination avec une salade de chou…
- Bouffe, dormir ?
- Pas quand je fais régime, petite chérie !
Et si je m’occupais autrement… Et si j’imaginais tout autre chose… Et si j’écrivais, par exemple, que Nicole s’est retrouvée les pieds dans le plâtre parce qu’elle s’est fait écraser par une voiture complètement éméchée que conduisait Moura ?… Le coup de frein brutal et la voiture de Moura qui s’arrête pile… Nicole qui reste étendue sur le sol… Incapable de se relever… Les pieds fracturés … L’arrivée de Police Secours et du Samu… Nicole qui se fait embarquer par les flics et Moura par le Samu…
Mais Ana risque de démentir tout ça ?
- Ça va pas la tête ?
Et Agnès aussi.
- C’est peut-être le début d’une crise de paludisme, tu ne crois pas, Ana ? Tu devrais peut-être le faire rapatrier d’urgence, ton bonhomme (c’est quand même le père de tes enfants), non ?
Le paludisme, c’est quoi ? Quels en sont les symptômes ? C’est quand je me fais lècher le serpent par un rat ? C’est quand je tire sur un azui et que j’abats un agouti ? C’est quand je fais du cramique avec, en guise d’oignons, des escargots de mer séchés (découpés en tout petits morceaux) ?
Mon deuxième paquet de fiches est à présent terminé. Je passe au papier à lettre de récupération (portant l’en-tête du Syndicat Intercommunal d’Assainissement de la Région d’Etampes) que Gougoui m’a refilé. Je bascule.
Et, comme cela m’arrive de temps en temps, je me pose une question métaphysique, hic ! (ou pharmaceutique ou mathématique, je ne sais toujours pas). Je me permets de te la soumettre, petite chérie.
Pourquoi, placés le même jour, à la même heure, l’un à côté de l’autre, sur la même barre de bois (servant à suspendre une moustiquaire), mon gant de toilette (dont je ne me suis plus servi depuis cinq heures quarante ce matin) et mon slip de nuit (que j’ai achevé de nettoyer à six heures moins le quart), ayant bu la même eau du même robinet dans la même salle de bain, seront-ils, demain, à sept heures dix, l’un déjà sec (mon slip de nuit) et l’autre encore humide (mon gant de toilette) ?
Kudjo creuse à la pioche le fond de la piscine (le rêve de piscine de rêve reste encore à réaliser) (aujourd’hui, c’est encore un trou). Il remplit de terre, avec une pelle, des brouettes de terre qu’il déverse ensuite dans les allées de la propriété, là où elles ont été abîmées par les pluies.
- La pente n’est pas trop dure à remonter ?
Elle l’est.
Gougoui revient.
Nouvel arrivage de journaux ? Pas avant mercredi ou jeudi ? C’est seulement alors que paraissent les hebdos ?
Eh bien non ! Gougoui me ramène encore six journaux. Un quotidien Togo-Presse, un bi-hebdomadaire (Forum) et quatre hebdomadaires : Golfe Info, Nouvel Echo, Motion d’Information (avec une interview de l’ambassadeur de la RDC) et Le Combat du Peuple. Et, malheureusement, pas de Liberté Hebdo et donc pas de chronique de Fo. B. Je te lirai tout ça demain, petite chérie
Je demande à Gougoui s’il a fini de décorer le Quilombo
- C’est fait.
- Il faudra enlever la décoration tous les soirs et la remettre tous les matins ?
- Non, on a mis ça à l’intérieur seulement. Sauf les petites ampoules de couleur attachées à des fils électriques. Celles-là on les rentrera effectivement tous les soirs.
Et Gougoui me ramène aussi (je suis gâté !) des cassettes et des disques de musique congolaise. Plein ! Ebele ! Achetés par Ekoé…
- Il est d’abord allé à l’endroit que tu avais indiqué mais le commerçant n’avait pas grand-chose (le stock n’avait sans doute pas été renouvelé depuis votre dernier pillage à Ana et toi ?). Demain, il se remettra en chasse du côté du grand marché. Et il ramènera sûrement encore d’autres disques et d’autres cassettes. C’est marrant, les disques, actuellement, sont moins chers que les cassettes ! Moi-même, j’ai ai trouvé deux à cinq cent francs CFA dans la rue, devant le Quilombo. Un disque de Franco et une compilation de « Grands succès d’Afrique 86/87 ».
Je salue un des deux menuisiers de l’équipe qui s’affaire sur le chantier de l’atelier-salon de musique et je lui demande comment il s’appelle.
Il paraît hésiter (c’est quoi ce Yovo-là et qu’est-ce que ce mec me veut ?)… Mais, tant qu’à faire, finit par me répondre.
- Moi, c’est Papa
- Moi aussi. Je m’appelle Papa Didier. Et vous, c’est Papa comment ?
- Papa tout court.
On se tape les mains.
Le plafond de l’atelier-salon de musique est peint en bleu, les murs chaulés en blanc et le sol est rouge. On va bientôt jouer la Marseillaise en high-life dans ce bastringue.
Gougoui s’en était déjà rendu compte
- Demain je fais repeindre le plafond en blanc !
Oh là, j’en suis déjà à la soixante-quinzième page de mon récit de pure fiction, avec des personnages bien réels. Et mon roman sera bientôt terminé. Et je n’ai toujours reçu aucun appel, ni d’Hortense, ni de Djuna.
Que faire de ces personnages défaillants ? Quelles aventures leur imputer ? Je risque de terminer (bientôt) mon bouquin sans eux.
Et si Hortense, l’insouciante et la bienheureuse, ne me sonne pas, comment pourrai-je avoir des nouvelles de ses petits, Percy (le petit bout !) et Lohile (toujours aussi joyeuse et souriante que sa mère ?) ? Et de ses grands, Olivier et Loïc ?
Et Djuna, l’extraterrestre, s’est-il seulement rendue compte que je suis parti quelque part mais où ? Je me rappelle qu’il ne s’est pas encore donné la peine de rendre visite à ses deux dernières petite nièces, nées cette année, il y a quelques mois, Lohile d’abord et Nyssia ensuite… Je peux toujours attendre…
Kossi a ramené des épis de maïs de son champ. Comme promis. Et Kafui les a préparés (trois bouillis et trois frits) et nous les sert.
J’interroge Kafui.
- Où il est Kossi ?
- Il est parti chercher du deha.
- Je te demande de lui dire merci (je commence à avoir de bonnes manières et je dis à Kafui ce qui doit se dire ?)…
Chez les chiens, ce soir, c’est quasiment la partouze. Surtout Bull et Dog, les deux agités. Et que ça se saute dessus et que ça se mordille et que ça se lèche partout et que ça se court après et que ça se catche et que ça se mélange les salives. Pit, à certains moments, condescend à partager les divertissements de ses cadets. Mais, la plupart du temps, il regarde ça de loin. Et philosophe.
Dog a un énorme potentiel sentimental !
Dog et Bull attrapent une mante religieuse, lui donnent des coups de patte, font mine de la mordiller, jouent avec elle (mais je ne suis pas sûr qu’elle se marre tellement) et quand elle est totalement KO et qu’elle ne bouge presque plus, ils la découpent en parts sociales (comme le cochon de Monik) et se la bouffent.
Pit, maintenant, ne participe plus à ces jeux-là, il a passé l’âge, ça ne l’intéresse plus. Il philosophe.